Le Novendécaméron

Monologues du parc Lafontaine (avril-octobre 2020)

Élise Turcotte
© Lucie Bourassa
Encre, gravure (avec canards) © Lucie Bourassa

Monologue du 4 avril

Masque, gants, je me pousse quand ils passent, je me demande si, non il est faible, aux États-Unis c’est épouvantable, aujourd’hui je sors un peu, je fais attention, quand je pense que j’étais dans les montagnes quand mon père est mort, les policiers sont calmes as-tu vu ça, ne flatte pas le chien, non, mais si je touche aux arbres, si je m’assois sur le banc c’est correct, soleil dans visage c’est correct, les arbres c’est correct, quelqu’un a dit que bientôt, lave-toi les mains mon chum en arrivant, on est à deux mètres, comment ils font à la Maison du père, j’étais là il n’y a pas si longtemps, je fais ma routine, est-ce que tu vois des canards, qu’est-ce que tu fais avec tes souliers, il faut que j’écrive à ma voisine elle est toute seule, il y a des jeunes garçons qui livrent la nourriture pour aider c’est beau, je la réconforte comme je peux, regarde papa regarde comment je fais avec mon vélo, elle a chanté sur son balcon, ça c’était vraiment drôle l’autre soir son statut, elle a remercié les enfants, je vais relire Les souterrains, le grand Jack quand il est sur la rue et que les voix parlent, quand c’est Pâques et qu’il a une révélation, la marche fait du bien ils l’ont dit, ça va revenir la pensée les robes les pieds colorés, ça va revenir merci, je me souviens d’une phrase : il fallait que je marche, comme si quelqu’un allait mourir, comme si je sentais les fleurs de la mort dans l’air, merci, je n’ai pas vu mes enfants depuis si longtemps, c’est comme si je n’avais plus de repères, j’ai peur pour mes médicaments, ne flatte pas le chat, ça va revenir, regarde les arbres, Horacio.

Monologue du 18 avril

Le porte-voix fait peur, on dirait qu’on est dans un film, assurez-vous de garder deux mètres de distance entre vous, nous sommes des sœurs, habitez-vous dans le même appartement, habitez-vous, le verbe habiter a pris une autre sens, verbe, je suis fatiguée, verbe, as-tu bougé, j’ai posé des questions, habiter quelque part, la musique est une maison, sors ta guitare, je n’ai aucun talent pour rien, j’ai étouffé dans mon masque à l’épicerie, étouffer, verbe, peur, verbe, je la réconforte comme je peux, il y a des chiffres, bordel, cette maudite courbe, je ne sais pas, c’était son anniversaire, mes mains, mes cheveux, mon dieu je ne veux pas être celle qui, je rêve de flatter des livres dans une librairie, je les touchais tout le temps, les livres, je rêve aux libraires, je rêve à des petites coquilles vides, soudain des insectes envahissent ma chambre, je n’ai plus de pièges à mites, je n’étais déjà pas le genre à mais là oui, j’ai commandé des plats, si on peut on le fait, heureusement que ma mère n’est pas dans un centre, je n’ai même plus envie de sortir, mais les gens sourient, je rêve de voir une sirène nager, on dirait que mon corps, c’est pire la nuit, moi je dors beaucoup, regarde les arbres, j’ai oublié que le printemps était comme ça, tu crois que les piscines, tu crois qu’après il y aura, il y aura ?

Monologue du 5 juin

J’ai un frame de chat mais je travaille comme un cheval, il a dit, j’ai trouvé ça beau, frame de chat, je marchais jusqu’au vétérinaire, j’ai oublié de le regarder, je marchais jusqu’au parc, on dirait que tout est terminé, prends une pause, il lui a semblé entendre de nouveaux oiseaux, il y a vraiment du monde, je ne sais plus si je vais revenir, as-tu remarqué que la pollution était de retour, c’est pas compliqué si j’ai besoin de dormir je dors et quand c’est toi c’est toi, tu me mets dans une situation terrible avec les enfants, on ne peut pas faire comme si, il y a encore des morts, je trouve que c’est trop vite, il va falloir que ça change, au Québec aussi voyons, il fait si beau mais j’ai encore peur, dans la ruelle un homme a flatté mon chat, nous sommes une petite attraction, maintenant on dirait que tout est normal et puis non tout est pire, je me demande où sont les canards, son sourire est humide, j’aime ça être dans les arbres maman, avant je savais quelque chose maintenant rien, je ne sais plus rien, on dirait que mon corps se vide, ma tête c’est pire, ils sont en fleurs regarde, je ne me suis pas encore déconfinée, je ne peux pas, on dirait que rien ne s’est passé, elle pense qu’elle l’a attrapé, bon si on veut que ça fonctionne, on ne peut pas rester enfermés, son mari et son fils sont morts, j’ai des symptômes étranges, un feuilleté au homard, hier j’ai passé la balayeuse en robe, la décision la nourriture la commande de masques, elles sont toutes devenues la femme de ménage de quelqu’un, j’étais si fatiguée, les enfants m’inquiètent, je la rassure comme je peux, je flotterai dans un lac.

© Lucie Bourassa
Encre, gravure (avec canard) © Lucie Bourassa

Monologue du 24 juillet

C’est l’absence je n’y vais plus, j’ai trop mal, mes genoux, avec la chaleur les os, une espèce de terreur qui m’envahit parfois, je ne sais pas, ça me rend triste et affolée, moi aussi, le parc ne m’attire plus je préfère rester ici, au moins je suis bien, je ne sais pas comment ils font, moi j’ai toujours envie de pleurer, deux trois jours ça va bien et puis les petites filles disparues, je savais qu’on ne disait pas tout, c’est comme si, mon dieu, dans le bois, comment cela se peut, est-ce que c’était si grand, c’était fini de toute façon, la mère, je ne peux pas, la mère comment lui prendre un peu de douleur, comment prendre une personne sur son dos et l’emmener ailleurs, n’oublie pas que tu vis, je n’en parle plus c’était avant, j’ai quitté le groupe je ne peux plus, j’ai été moi aussi tu sais, mais je crains, je voudrais passer à autre chose, j’ai peur de tomber, tu penses quoi toi, à un moment donné il faut que ça s’arrête, les hommes devraient se prononcer ça serait bien, je la rassure comme je peux, fatiguée, fatiguée, puis le poète qui meurt aujourd’hui c’est trop, je ne veux pas que mes amis meurent, il y une folie, une folie, je ne comprends pas les règles, la journée se recroqueville comme une tombe, une framboise, deux, je voudrais nager dans un lac, n’importe où, je voudrais qu’une sirène caresse ma tête que mes jambes flottent, on vieillit plus vite, ils nous ont demandé si on habitait ensemble, on est trop vieilles c’est ça, il y avait une table de six, à eux ils n’ont rien demandé, voyons, on a dit oui, je riais, bon dieu, tout ce qu’on a perdu, je m’imagine à la mer, même pas je n’y arrive plus, on dirait que les souvenirs rament à l’envers, j’écris des prophéties, pour moi la source est tarie, je pense aux lapins aux chèvres aux abeilles, je pense au musée des histoires oubliées, les choses finissent et puis les herbes repoussent, j’ai lu un très beau livre, je te l’apporte.

Monologue du 9 septembre

Tu as vu la tête de la statue au sol, tu as vu la photographie, moi j’ai souri dans mon salon, le matin, dans mon lit, j’ai pensée à Berlin, tu sais, les cicatrices de la ville ont été réfléchies et transformées, c’est ce que je me dis, je me souviens de tant de beauté, ça aussi, ça aussi, on a appris à aimer, tu crois que ça va durer encore longtemps, on a appris à être plus ou moins triste ou déprimé, c’est drôle, les jours passent, lundi mardi mercredi jeudi vendredi et je n’ai rien réussi, je voudrais juste savoir que les jours passent, le savoir vraiment, les intégrer dans mon corps-temps, je voudrais que ça ralentisse pour vrai dans le ralentissement, parce que quand même tout va vite, l’autre soir, il m’a dit qu’il avait perdu l’habitude des autres, moi aussi j’ai perdu le contrôle, j’avais mis en place un dispositif de survie, depuis des années, mais maintenant il n’y a plus rien d’utile, il y en a qui fêtent, il y en a que leur vie n’a pas changé, c’est juste des détails qui s’accumulent, un peu plus de poussière, un peu plus de raideur, le sourire figé, peut-être qu’il l’était avant, j’ai dessiné une main, où vas-tu avec ce chien, j’ai mis ma robe sarcelle je pensais, pas de visage, je pensais, on dirait que l’été est fini, ça été une comète de chaleur et puis là, boum, septembre plus automne que jamais, ce n’est pas ce qu’on attendait, septembre doit être une suite, septembre est le seul point positif du dérangement climatique, je ne devrais pas dire ça, car ici nous avons de la chance, n’est-ce pas, mais là septembre, beaucoup de gens n’ont rien reçu, beaucoup n’ont rien, regarde qui danse sous les arbres, je voudrais bien retourner nager, je voudrais partir, j’ai vu une jolie petite roulotte à vendre, j’ai rêvé que j’étais dans la jolie petite roulotte, quand j’écris j’emploie trop souvent l’adjectif petit petite, j’écris ici pas dans le grand manuscrit, je suis contre la chasse sportive, tout est sportif, ça me dérange, elle a dit : « être riche est une question de honte qu’on a jamais », c’est la phrase la plus vraie que j’ai entendue aujourd’hui, elle, c’est Constance Debré, on m’a parlé de son livre, je me souviens de mes premiers temps en enseignement, je reconnaissais tout de suite, en un coup d’œil, les élèves de familles riches, riches je veux dire de famille en famille, un pas sûr, un maintien stable, une parole déliée, ça ne veut pas dire que, mais je faisais parler les autres c’était plus fort que moi, je m’en confesse, je m’ennuie dans les récits longs, je m’en confesse, sauf si la langue me happe, et ça arrive souvent oui, quand je lis, je dois construire mon nid et être complètement seule, c’est plus dur maintenant, car je me sens mal et je voudrais faire quelque chose, ne pas voler du temps aux autres, leur donner un répit, mais qui sont les autres, c’est une question, l’enfant ne voulait pas jouer au basket et il pleurait, ça a duré une heure, il pleurait, dans la ruelle, il pleurait, je n’aime pas ça papa, c’était du désespoir je te le dis, j’ai pleuré moi aussi, il m’a demandé d’être prudente, il m’a dit qu’il me restait beaucoup d’années à vivre, c’est une preuve, peut-être qu’il m’aime, je la rassure comme je peux, c’est que des voix m’habitent et elles sont malades, je voudrais avoir plus d’animaux, reviens, parle-moi, ne reste pas seule.

Monologue du 24 septembre

J’ai rencontré un chien qui s’appelle Minuit, juste ça c’est assez pour aimer la vie, ça dure jamais longtemps, mais Minuit, le chien, j’aime trop, ma copine a chopé le virus, ensuite ses enfants, ensuite moi, mon ex-femme, nos enfants, c’est comme des petites spirales qui s’entraînent les unes les autres, j’ai toujours cette image de vague, la nuit dernière j’ai rêvé qu’on lui coupait une patte, pourquoi pleurez-vous, je cherche la fontaine, quelqu’un m’attend, ce n’est pas le bon parc, il n’est plus capable de marcher, j’ai croisé une amie et mon geste d’enthousiasme est resté figé dans l’air, mon sourire est seul dans mon masque, je ne respire plus, oui championne, court, elle s’est construit une piscine dans le jardin et elle s’attache pour nager, tu devrais marcher plus longtemps, il n’est pas sorti de son appartement, personne n’en parle, dis-moi ce qui te serait naturel, regarder des bijoux sur un site, m’étendre sur le gazon, j’adore ses vibrisses blanches, est-ce que tout recommence, je la rassure comme je peux, nous avons appris combien nous étions vieilles, je ne l’ai jamais su, je me revois nager petite fusée rapide dans le couloir bleu, un jour au parc, un garçon a essayé de, il faisait déjà noir, mes vêtements criaient à côté de moi, et par miracle mon ami est arrivé, c’est toujours la même histoire, je leur dis tout et ils n’entendent pas, je ne pensais pas que ça durerait, tu sais quand il a, je ne pensais pas qu’on en arriverait à ce point, j’étais si fière de moi et là j’ai perdu ma trace, elle va s’en sortir, on ne sait pas de quelle maladie il souffre, où irons-nous quand ce sera l’hiver.

Monologue du 30 octobre

Oh maman tu as vu c’est un chat léopard, le son des feuilles tombées, le jaune qui crépite, tu as vu, les canards, je me demandais où ils allaient l’hiver, comme Holden Caulfield dans L’Attrape-cœurs, je n’ai jamais réfléchi, je suis restée avec cette image des canards morts sous la glace pendant toutes ces décennies, quelle folie, bon, je me questionne sur la fiction le réel, il fait froid, que pouvons-nous dire encore si nous sommes devenus l’effet d’une pandémie, je suis devenue une version pire de moi-même, merci d’être venu me voir, à force je me trouve des maladies, à force j’ai perdu la voix, madame, je peux le toucher svp, il a dit des choses injustes, elle m’a planté un couteau dans le cœur, tu sais qu’ils sont déménagés, les souvenirs étaient trop lourds, écoute-moi je vais te dire qui tu es, je l'aime, j’ai hâte aux fantômes, j’ai pleuré toute la journée, le jeune écrivain m’a prise dans ses bras, c’était des larmes d’un autre siècle, merci pour le gâteau, je veux danser, c’est un genre de tiger il m’a demandé, il a dit ça je te jure, certains hommes sont si seuls, leurs yeux, je peux vous parler un peu, je m’approche, pas près, je peux, les foulards, les mitaines, les tuques, est-ce que c’est vous, non, quelqu’un les a placés partout dans le parc, moi je les photographie c’est tout, savez-vous où trouver de la laine, savez-vous, il ne part pas, vous chantez bien, c’est quand même la seule chose qu’il me reste, je la rassure comme je peux, fais une chose, fais une liste de ce que tu peux encore faire, flatter la couverture d’un livre, marcher dans la couleur d’automne, maquiller tes yeux, ouvrir la fenêtre et sentir le vent tandis que tu t’endors.

© Lucie Bourassa
Encre, gravure (sans canards) © Lucie Bourassa

La publication du Novendécaméron a été rendue possible grâce au soutien du Groupe de recherche sur les éditions critiques en contexte numérique (GREN), du Centre interuniversitaire de recherche sur la première modernité XVIe-XVIIIe siècles (CIREM 16-18) et du Centre de recherche Cultures – Arts – Sociétés (CELAT-UQAM).


GREN

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CIREM 16-18

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CELAT-UQAM

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978-2-9820654-1-3

Éditions Ramures

2022 Montréal

Dépôt légal, Bibliothèque et Archives nationales du Québec, 2022