C’est l’absence de sens de ce que l’on vit au moment où on le vit qui multiplie les possibilités d’écriture.
A good deal of pandemic and post-pandemic fiction (…) isn’t really about a virus, but about our emotional, societal, and cultural reaction to it— the way we come together (or not), how we continue to love, how we are forced to reimagine grief, how we hold onto hope and memory in the face of a changed world.
Lancé dès le printemps 2020, le Novendécaméron figure parmi les premières tentatives littéraires et artistiques d’appréhender les enjeux de la pandémie de la covid-19. Nous n’aurions jamais pensé cependant — et surtout pas souhaité — que ces œuvres créées par des autrices, des auteurs et des artistes du Canada, de la France et des États-Unis dans les premiers mois de cette crise sanitaire internationale conserveraient leur triste actualité plus de deux ans plus tard.
Comme l’annonce son titre, ce recueil numérique a été inspiré par le Décaméron et L'Heptaméron, ces œuvres littéraires de la Renaissance qui mettent en scène des personnages en confinement se racontant tour à tour des histoires pendant l’épidémie de peste du 14e siècle en Italie dans le premier cas et des inondations dans le sud de la France au 16e siècle pour le second. Bien que le préfixe Novendec- (19) fasse référence au suffixe numérique de notre maladie du 21e siècle, il ne s’agit pas ici de supplanter les dix jours de confinement de Boccace ni les sept jours de Marguerite Navarre. La fausse — mais opportune — étymologie de ce préfixe nous permet plutôt d’annoncer un nouvel objet littéraire, créé en contexte pandémique et numérique, dans lequel il est permis d’explorer divers enjeux de cette catastrophe sanitaire qui a menacé nos santés physique et mentale, modifié notre rapport au travail et à nos relations, et peut-être ébranlé les modalités mêmes de notre présence au monde.
Entre le 3 avril et le 22 juin 2021, après une année de travail et d’édition en collaboration avec deux spécialistes de la publication et du design d’environnements numériques, Antoine Fauchié et Louis-Olivier Brassard, nous avons publié sur le Web vingt-et-un textes littéraires très divers — récits, poèmes, essais, autofictions, traductions… — et près d’une trentaine d’œuvres tout aussi multiples : illustrations, dessins, photos, narrations audios… Ces créations singulières conçues par 27 auteur·es, traducteur·rices, chercheur·es et artistes de renom témoignent chacune à leur manière du choc de la première vague de la covid-19 et des mesures sanitaires qui en ont découlé.
Souhaitant profiter des possibilités offertes par les environnements numériques dans lesquels la pandémie nous a enfoncés plus profondément que jamais, nous avons alors tenté de faire renaître aussi l’esprit conversationnel de l'allegra brigata du Décaméron et des « devisants » de L’Heptaméron, des œuvres dont la caractéristique la plus intéressante est d’insérer leurs nouvelles dans des dialogues entre les personnages en cette époque encore attachée à l’oralité qui chevauchait la grande transition entre la littérature manuscrite et imprimée.
Au cœur du tourbillon de notre propre transition entre les ères imprimée et numérique, nous avons donc tenté à notre façon de susciter des dialogues autour des œuvres de ce recueil, que ce soit sur les réseaux sociaux ou par des vidéoconférences, ces outils numériques qui, malgré leurs indéniables limites, nous ont tout de même permis de rester en lien pendant les périodes d’isolement forcé de cette pandémie.
Et voici maintenant que, comme le virus qui ne cesse de renaître de ses cendres dans des variations chaque fois nouvelles, nous profitons de la mutabilité du médium numérique et de sa possible hybridation avec le médium imprimé (auquel nous demeurons attachés !) pour proposer ces nouveaux variants du Novendécaméron en 2022, alors que les œuvres littéraires et artistiques publiées en pièces détachées sur notre site Web se trouvent réunies dans un recueil numérique offert en des formats PDF imprimables ou lisibles à l’écran ainsi que dans un format livre sur papier disponible en impression sur demande.
Les contributions du recueil ont été regroupées ici en cinq « cercles », suivis d’un épilogue qui font moins référence à la structure de l’enfer de Dante qu’à des regroupements d’autrices, d’auteurs et d’artistes qui explorent des espaces similaires — intérieurs, extérieurs ou encore excentriques — dans les premiers mois de la pandémie. Cette disposition en cercles concentriques liés à la topographie des contributions dessine ainsi un parcours au fil duquel chaque autrice, chaque auteur, chaque artiste propose des modes d’écriture et de création propres à affiner, voire à renouveler notre regard sur cette période inédite de l’histoire humaine dont nous avons été les témoins un peu trop privilégiés.
Dans le premier cercle, placé sous le signe du premier printemps pandémique dans l’espace extérieur de grandes villes tétanisées par la pandémie (Paris et Montréal tout particulièrement ici), on trouve les lumineuses méditations poétiques et philosophiques de la poète montréalaise Nicole Brossard, suivies des réflexions transnationales de l’écrivaine et journaliste Marie Céhère traduisant de son appartement de Paris un poète de Budapest — pour qui c’était aussi le printemps un siècle plus tôt. On poursuit avec la poésie rythmée du « poète runner », Pierre Troullier, parcourant en tous sens la Ville Lumière… plutôt tamisée en cette « saison d’absence ». La chercheure en architecture et aménagement urbain Carole Lévesque nous fait ensuite retraverser l’Atlantique avec sa description textuelle, photographique et sonore d’un terrain vague montréalais provisoirement sauvé de l'« appétit du capital » par le ralentissement économique dû à cette pandémie qui n’avait donc pas que des défauts.
Le second cercle nous fait explorer les espaces intérieurs — mais non moins vastes — d’artistes confinés, en commençant par un essai, précédé d’un troublant dessin, de l’écrivain Emmanuel Kattan au sujet d’une des plus célèbres « confession d’un confiné » : Le terrier de Franz Kafka. L’autrice, traductrice et coéditrice de ce recueil, Chantal Ringuet, nous invite ensuite dans son apaisante « forêt en chambre » pour un récit poétique sylvestre accompagné d’une foisonnante illustration de la cinéaste d’animation, autrice et bédéiste Éléonore Goldberg. Ce second cercle se referme sur le récit de la théoricienne des médias Katharina Niemeyer confinée à Montréal mais restée liée à ses origines familiales allemandes dans ces souvenirs intergénérationnels qui ouvrent la voie aux huit portraits de proches — éloignés par le confinement — de l’illustratrice montréalaise Nina Berkson, des œuvres qui démontrent éloquemment la possibilité émouvante d’une présence à distance bien avant l’arrivée des médias numériques.
Le troisième cercle nous fait explorer des espaces géographiques et historiques plus excentriques. La prose poétique de l’écrivain américain Alexander Dickow nous télétransporte d’abord dans un monde insulaire insolite où se développent d’étranges amours vénéneuses, alors que le chercheur et écrivain canadien Claude La Charité, en face d’une île singulière du Bas-Saint-Laurent, donne la parole à un universitaire érudit qui accueille la pandémie « comme une bénédiction ». De Paris, la traductrice Carine Chichereau nous emmène à Constantinople, puis à Rome à l’époque d’une pandémie bien plus terrible que la nôtre, la peste de Justinien, qui aura des échos jusque dans la Rome d’aujourd’hui, tandis que, de l’autre côté de l’océan, sa collègue traductrice, Sonya Malaborza, évoque le choc du retour dans sa région natale en temps de pandémie, choc qui sera atténué par le « dialogue parallèle » d’une traduction littéraire amicale à distance. Enfin, la poète et essayiste québécoise Catherine Morency propose un « retour à la terre » ayant moins à voir avec notre proverbial terroir qu’avec ce terreau où nous retournerons tous un jour comme ces millions d’hommes et de femmes disparus depuis le début de cette funeste aventure.
On revient à la vie — et à la ville — dans le quatrième cercle : à Montréal d’abord, au parc Lafontaine, où la poète et romancière Élise Turcotte nous fait entendre de troublants monologues, en dialogue avec trois images en eaux troubles capturées dans le même parc par la professeure, chercheure et photographe Lucie Bourassa. L’homme à tout faire des lettres, Daniel Canty, arpente la même ville dans de longues marches qui se sont additionnées pour former une considérable « somme des pas perdus » dont les extraits choisis ici explorent une montréalité pandémique toujours « sur le point de parler ». La poète et autrice multimédia Laure Gauthier nous invite alors dans son appartement de Montmartre d’où, fenêtre ouverte, elle lit et enregistre des poèmes transmués en transpoèmes par le fond sonore des rues parisiennes désertées « où chantent trop les oiseaux ». Le coéditeur de ce recueil, Jean-François Vallée, nous ramène ensuite à Montréal pour un récit, précédé d’un cyanotype de l’artiste et graveur Wah Wing Chan, qui relate l’histoire tragicomique d’un jeune philosophe ayant choisi d’adopter une nouvelle orientation professionnelle plus utile en temps de pandémie : la livraison à domicile, un métier qui s’avèrera plus difficile que prévu.
Le cinquième cercle nous plonge dans de nouveaux espaces intérieurs, en commençant par les réflexions stimulantes du philosophe et essayiste Robert Hébert interné à la « clinique du zoo » où, avec son ami Spinoza, il interroge notre « stupeur / à devoir refondre / une autre vie ». L’autrice et traductrice littéraire Hélène Rioux nous fait ensuite la démonstration qu’il n’est pas plus aisé de « vivre à deux », couple et confinement ne faisant peut-être pas si bon ménage finalement… L’autrice et artiste Élisabeth Recurt, dans un texte accompagné d’une œuvre très à propos de l’artiste visuelle Sophie Jodoin, illustre un effet inattendu du confinement qui a éveillé chez sa narratrice des souvenirs traumatiques, longtemps effacés. Enfin, ce dernier cercle infernal de l’isolement pandémique se referme sur l’émouvant récit de Patrick Froehlich dont le narrateur relate un épisode familial dramatiquement altéré par les circonstances du confinement planétaire.
Ce parcours de lecture dans les cercles créatifs intérieurs, extérieurs ou excentriques de notre allègre brigade d’autrices, d’auteurs et d’artistes se clôt sur un essai de l’écrivaine sino-américaine C Pam Zhang — traduite ici par la poète et essayiste Kateri Lemmens — offrant des réflexions empreintes de sagesse sur ce que cela signifie d’écrire, de créer et donc aussi de vivre « au temps du deuil ».
Nous croyons que nos 27 autrices, auteurs et artistes sauront vous faire voir, ressentir et concevoir des manières alternatives de vivre et d’imaginer cet « espèce d’espace » historique instable au centre duquel nous gravitons toujours au moment d’écrire ces lignes. Nous vous invitons d’ailleurs à poursuivre ensuite le dialogue avec ces œuvres en intervenant dans les divers cercles d’interactions que nous avons constitués — sur notre site Web1 (dans les commentaires) ou encore sur les réseaux sociaux2 — afin de créer des liens avec celles et ceux qui, comme Boccace et Marguerite de Navarre dans leurs œuvres manuscrites et imprimées à l’orée de l’ère moderne, persistent à croire aux vertus d’une présence active et agissante des arts, des lettres et de la culture au moment où nous nous enfonçons plus profondément dans l’ère numérique, tout en nous éloignant bientôt nous l’espérons, de ce moment pandémique.
Site web : https://novendecameron.ramures.org ↩︎
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La publication du Novendécaméron a été rendue possible grâce au soutien du Groupe de recherche sur les éditions critiques en contexte numérique (GREN), du Centre interuniversitaire de recherche sur la première modernité XVIe-XVIIIe siècles (CIREM 16-18) et du Centre de recherche Cultures – Arts – Sociétés (CELAT-UQAM).
GREN
CIREM 16-18
CELAT-UQAM
978-2-9820654-1-3
Éditions Ramures
2022 Montréal
Dépôt légal, Bibliothèque et Archives nationales du Québec, 2022