Vivre à deux*
À Noël, sous le sapin artificiel, son cadeau est dans une enveloppe ornée d’un chou. Elle l’ouvre fébrilement, en sort un billet d’avion. Ils vont passer le mois de mars en Italie, annonce-t-il, Rome pour commencer, puis une semaine à explorer la Toscane, une autre de farniente sur la Riviera, la dernière à Venise. Elle pleure de joie. En mars, Montréal est si triste, elle est toujours déprimée : la neige sale, les gens livides, on n’en peut plus des trottoirs glacés, on a peur de se casser une jambe, un bras, sans parler du verglas. Bien qu’il fasse déjà 14 sous zéro, leur nuit est torride.
En janvier, elle court les magasins. Un chandail en cachemire gris pâle pour lui, en harmonie avec ses yeux, deux robes pour elle, la première décontractée en coton biologique, l’autre, griffée pour les soirées élégantes, car il y en aura, des chaussures de marche, un jean, griffé aussi, un imper, parce qu’on ne sait jamais, d’ailleurs, le sien a douze ans, il était temps d’en changer. Il s’inquiète : serait-elle en train de dilapider l’argent du voyage ? Non, non, qu’il se rassure, tout, ou presque, était en solde. Elle meurt d’envie de voir Vérone, le balcon de Juliette, lui, elle l’imagine sur le trottoir, qui lui déclare en roucoulant sa flamme. Il sourit. « Ah ! Venise, passer en gondole sous le pont des Soupirs », soupire-t-elle. Il répond qu’à l’époque, le pont reliait une prison avec le palais des doges. Les soupirs qu’on entendait, c’étaient les lamentations des prisonniers dans la salle de tortures. Elle avait pensé à quelque chose de plus romantique, mais bon, tant pis, il leur reste la gondole.
En février, on parle d’un nouveau virus qui fait, paraît-il, des ravages en Chine. Heureusement qu’ils ont choisi l’Europe. Elle trouve le virus plutôt mignon, on dirait un lutin. Il est perplexe. Mais à la fin du mois, voilà qu’on recense des cas en Italie. Elle est troublée. Lui aussi.
En mars, c’est l’hécatombe là-bas. Leurs vols sont annulés. Elle est catastrophée. Pour la consoler, il l’inviterait bien à souper dans un restaurant italien gastronomique, mais c’est l’hécatombe ici aussi, tous les restos sont fermés. Il dit qu’ils iront à Vérone, à Venise cet été, ce n’est que partie remise. Elle hoche la tête, elle a un mauvais pressentiment. Lui non plus n’a pas l’air convaincu. Ils commandent une pizza, elle arrive une heure et demie plus tard, froide et racornie.
Le voilà en télétravail, ses réunions se tiendront désormais sur Zoom et Google Meet. Ils n’ont pas l’habitude de cohabiter toute la journée. Il installe son bureau dans le salon, reléguée dans la chambre, elle compile des résultats de sondages. « Savais-tu que 14,8 % des répondants croient à une conspiration mondiale ? » demande-t-elle. Il hausse les épaules. 14,8 % des gens croient n’importe quoi. « Si c’était vrai ? » insiste-t-elle. Il préfère croire qu’elle plaisante. Elle hésite, puis, oui, dit-elle, elle plaisantait. « Quand même, comment séparer le bon grain de l’ivraie ? »
Finalement, impossible pour lui de travailler sur la table basse, il déménage celle de la cuisine dans le salon. Elle ne se rend pas compte : sa nuque et ses épaules élancent quand il doit rester penché pendant des heures. Anti-ergonomique, absolument. Elle compatit, n’empêche qu’avec son arrangement, ils n’ont plus ni cuisine ni salon.
Avril et mai se révèlent une succession de frustrations pour elle comme pour lui. Le centre de yoga est fermé, ces séances la détendaient, maintenant, elle est crispée. Elle n’en peut plus de l’entendre palabrer avec ces gens aux visages toujours graves sur l’écran de son ordinateur. Lui, ça le déconcentre quand elle met de la musique. Elle rétorque qu’elle a besoin de joie en ces temps tragiques. « Parce que le trouves joyeux, toi, Leonard Cohen ? » grince-t-il. Puisque c’est comme ça, elle ira l’écouter dans un parc, même si les écouteurs lui agressent les oreilles. Elle sort en claquant la porte.
Elle ne veut plus regarder les informations télévisées. Lui, oui. « Trois cent soixante-dix-sept décès aujourd’hui dans les CHSLD », marmonne-t-il en éteignant la télé. Elle se bouche les oreilles. Puis la santé publique décrète qu’il faut porter un masque dans tous les lieux intérieurs. Elle en commande une douzaine par Internet, des noirs ninjas pour lui, des imprimés pour elle, fleurs, lunes, oiseaux multicolores. Ils sont livrés pendant qu’elle lit au parc. Lui, en pleine réunion, ne répond pas à la porte et le colis est volé. Pas question pour elle de porter les bleu poudre jetables, ils sont trop laids. Elle lui reproche son indifférence, il lui reproche sa vanité. Ils sont au bord de la rupture.
Heureusement, juin arrive avec le beau temps, la santé publique assouplit les consignes. Ils pourront enfin recevoir des amis dans la cour, six au maximum. Elle suggère Bernadette et ses trois enfants. Mais il craint que les enfants ne respectent pas la distanciation physique. Alors Léa et son nouvel amant, un Italien, justement, rencontré sur le site Âmes sœurs ? Elle a si hâte de le connaître. « Figure-toi qu’il s’appelle Roméo. Un nom prédestiné, non ? » Ils apporteront le pain et les fromages, le vin, leur vaisselle et leurs verres — aucun danger de contamination. Elle va préparer des bouchées festives, caviar, truffes, crabe des neiges, elle a répertorié une douzaine de recettes affriolantes. Il n’est pas contre. Le jour dit, il fait soleil, la cour est prête, elle étrenne la robe en coton biologique, les amoureux arriveront à cinq heures, pour l’apéro. Il mesure soigneusement l’écart réglementaire entre les chaises pendant qu’elle s’affaire dans la cuisine. Elle pense qu’il exagère, mais elle se tait. À quatre heures et demie, Léa téléphone, affolée. Roméo vient de recevoir le résultat de son test : positif. Elle doit l’être aussi, ils ont passé la nuit à faire l’amour. Ils sirotent leur martini, grignotent des olives dans un morne silence. À six heures, le ciel se couvre, l’orage éclate sans crier gare. Ils rentrent en vitesse avec les bouchées festives détrempées.
En juillet, elle suggère un séjour en Gaspésie, c’est la destination tendance, cet été. Il croit que c’est risqué avec tous ces touristes en liberté. Il accepte pourtant, il ne veut pas la décevoir. Ils s’y sont pris trop tard, sauf un motel au bord de l’autoroute, toutes les chambres d’hôtel, tous les gites, tous les chalets, même les campings sont réservés. Ils se reprendront à l’automne, propose-t-il. Ont-ils seulement le choix ? répond-elle, résignée.
Ils passent l’été en ville, lui, en réunion dans le salon, elle dans la chambre avec ses sondages, puis l’automne arrive avec une deuxième vague.
Elle dit que vivre à deux confinés, c’est impossible. Il pense comme elle, ça ne peut pas durer. Elle a vu un deuxième étage à louer plus loin, à quelques rues. Ils vont le visiter. Impeccable, calme, très éclairé, il pense qu’elle y sera très bien, en toute sécurité. Ce n’est qu’à quelques pas, ils se verront presque aussi souvent qu’avant. Mais non, proteste-t-elle, il n’a pas compris, c’est lui qui déménage.
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