Écrire au temps du deuil*
Il y a quelques années, un ami, que je n’avais jamais connu qu’en tant qu’écrivain, a publié une photo de pain fraichement sorti du four.
Les miches étaient dorées et fermes, le contraste était frappant avec le commentaire où l’écrivain déclarait que le pain était la manifestation physique de sa procrastination. Le pain était la honte. Le pain était une autoflagellation. Le pain était le confessionnal moderne, humide et moisi, même si, à première vue, il avait juste l’air délicieux. J’étais, à cette époque, embourbée dans mes propres hontes d’écriture, et le pain m’inspirait un profond sentiment d’inadéquation. J’ai écrit une blague provocante :
J’allais faire plusieurs versions de cette blague au fil des ans. Netflix, c’est écrire ! ai-je dit. Ou encore : Les cocktails, c’est écrire ! Les photos de mon chat, c’est écrire ! À un certain moment, les points d’exclamation et l’ironie ont disparu. Les fleurs, c’est écrire. Les bains, c’est écrire. Ne rien faire, c’est écrire.
Il y a deux semaines, j’avais l’intention d’écrire une méticuleuse newsletter sur l’art de l’écriture. Je me sentais prête pour la tâche étant donné mon expérience récente à orchestrer la publication d’un livre. J’étais passée au travers des innombrables brouillons, j’avais jonglé avec les horaires, les étapes et les feuilles de calcul. J’en étais sortie avec une boite à outils dont j’étais plutôt fière. Ceci est le marteau que j’utilise pour la révision. Ceci est le ciseau avec lequel je façonne les scènes. Ceci est le logiciel de son que j’utilise pour me rejouer les phrases afin d’examiner leurs qualités sonores.
Ça, c’était il y a deux semaines. Mes outils ressemblent maintenant à des jouets d’enfant ridiculement inappropriés à l’échelle du moment. Un tremblement de terre a grondé en moi à chaque vague de nouvelles, et il m’est impossible d’affronter les décombres avec un ciseau ou avec de l’Audace. Le métier et les outils sont inadaptés. Je me tiens — comme plusieurs d’entre nous — face à la montagne qu’est le deuil.
Je vous le dis, cette montagne n’est pas insurmontable. Je l’ai déjà traversée. J’avais vingt-deux ans quand mon père est mort et, à ce moment-là, comme aujourd’hui, je voulais être en contrôle. J’ai perdu un nombre d’heures incalculable à lire de mauvais articles sur les étapes du deuil. J’ai perdu encore plus d’heures à essayer d’écrire sur mon père. Les deux obsessions découlaient de la même zone reptilienne de mon cerveau qui essayait de se cacher sous l’illusion d’une structure, qui se sabordait après tout élan. Étapes, paragraphes, esquisses — je voulais être rassurée, savoir que le deuil possédait une carte que je pourrais suivre.
Je suis désolée de vous dire qu’écrire ne vous fera pas échapper au deuil. Vouloir, ce n’est pas pouvoir. Si seulement on pouvait transformer nos phrases et nos syllabes, nos puissantes métaphores et nos moteurs à intrigues en machines, en blindés qui nous permettraient de traverser la sauvagerie du deuil et nous mèneraient, intacts, de l’autre côté. Deux fois dans ma vie, j’ai tenté de me blinder par l’écriture parce que l’écriture était ma manière de donner un sens au monde. Deux fois j’ai serré les dents à la mort d’un être aimé et j’ai rédigé de mauvaises pages en retour. J’essayais de forcer le sens alors qu’il n’y en avait pas, j’étais trop proche pour le sens.
C’est vraiment dommage que lorsque nous disons « écrire », nous ne pensons qu’au fait de coucher les mots sur la page. C’est tellement ennuyeux. Tellement étroit.
Imaginez ceci :
C’était il y a un an et nous étions encore en train de serrer nos amis dans nos bras, de nous balancer en masses aux poteaux des métros, de nous arrêter pour des happy hours baignés de lumière dorée à l’extérieur des cafés où nous léchions la nourriture sur nos doigts et où nous riions à gorge déployée sans jamais désinfecter nos mains.
Un soir, après une journée exactement comme ça, j’ai écrit un courriel à une amie. Je lui ai raconté ma vie, j’ai pris des nouvelles de la sienne. Je lui ai demandé comment allaient son amant, son travail, sa santé. Nous ne nous étions pas écrit depuis des mois alors, au fur et à mesure que je lui écrivais, j’avais l’impression que mes muscles raidis se réchauffaient. Ce n’est qu’à la toute fin, quand je me suis sentie assez sensible, que je lui ai écrit « j’espère que l’écriture se passe bien ».
Pour un lecteur externe, cette affirmation pourrait sembler bien froide. Pour les écrivains, c’est tout sauf ça. Quand je dis j’espère que l’écriture se passe bien, je suis en train de dire j’espère que tu es capable d’accéder à la part la plus vraie de toi-même ; je suis en train de dire j’espère que tu te sens intensément vivante et excitée par les possibilités; je suis en train de dire j’espère que tu te sens humaine.
Nous arrivons à la page d’écriture quand nous nous retournons pour faire face à la montagne et que nous nous retrouvons assez loin pour apercevoir la forme de ce qui semblait insaisissable à partir du sommet. Alors on peut respirer et se reposer ; alors on peut apprécier le charme de la lune et des syllabes. On peut alors sortir son ciseau et son marteau, qui n’ont d’ailleurs jamais été perdus ; on a tout le temps du monde pour réaliser, en miniature, une œuvre d’art qui captera la sauvagerie de notre deuil. D’ici là, on a le droit d’être fatigué, on a le droit d’avoir mal aux pieds et mal au cœur, on a le droit de déposer son crayon et de se concentrer sur sa survie. Je vous le dis, j’espère que l’écriture se passe bien. Je veux dire par là :
Marcher, c’est écrire. Pleurer, c’est écrire. Parler à un parent dont on craint pour la santé, c’est écrire. Cuisiner, c’est écrire. Rester prostré sur le tapis et regarder les lamelles de lumière sur le mur, c’est écrire. La main de votre amour dans la vôtre, c’est écrire. Votre chien, c’est écrire. J’ai connu des années pendant lesquelles je ne pouvais pas saisir la forme de ma vie ou aligner une bonne phrase, et j’ai eu un été pendant lequel, après un délai de trois ans, la brume s’était levée sous un nouveau climat et où j’ai pu soudainement écrire sur mon père. Ne forcez pas les mots. Ils vont venir à vous comme de vieux amis. Vous n’avez pas à marcher à genoux/pour des centaines de kilomètres1. Si vous êtes en deuil, je vous donne la permission d’écrire de la meilleure façon qui vous soit possible — c’est-à-dire de vivre.
Ce texte a d’abord été rédigé pour la newsletter « Craft of Writing » du site Web Literary Hub où on peut trouver le texte original.
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Extrait du poème Wild Geese (Les oies sauvages) de Mary Oliver. ↩︎
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