Le saut des sauterelles*

Carole Lévesque, CO-TV087
Carole Lévesque, CO-TV087
Version audio par Carole Lévesque.

Il est arrivé quelque part entre 1952 et 1959. Je ne connais pas la date exacte, il lui a fallu longtemps pour bien prendre sa place. Ses premières années ont été tumultueuses. Il était alors bien vu de couper les villes avec des autoroutes. La promesse d’un avenir plus grand, plus efficace, plus rapide. Lui, au centre de ce remue-ménage, restait étrangement paisible dans cette tendre et brutale enfance de l’innovation urbaine, contemplant le flot des voitures, toujours croissant, défiler. Il aura fallu longtemps avant que quelqu’un le remarque. Il était là, pourtant, un rejeton de l’autoroute Métropolitaine.

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Les années qui ont suivi son apparition —  puisque personne ne l’avait véritablement planifié, voulu, ou même imaginé, l'« apparition » me semble plus à propos que le seraient « sa construction » ou « sa mise en œuvre », qui me paraissent trop présomptueuses — l’ont plongé dans une apparente immobilité malgré l’agitation permanente qui l’enserrait. Un nuage gazeux, cadeau des trop bruyants silencieux, l’enveloppait sans réelle relâche. Heureusement pour lui, il ne souffrait pas de cette odeur accablante. Je suis souvent allée lui rendre visite et je peux confirmer que l’inspiration profonde n’y était pas recommandée. Cela n’empêchait pas les animaux de rôder un peu partout, certains de manière récurrente ; de petits mammifères et des oiseaux, surtout. Des insectes aussi, j’oserais même dire en profusion. Malheureusement, l’asphalte dont on l’avait recouvert dès ses premiers jours était peu compatible avec la croissance d’une flore plus accueillante pour les plus grandes espèces.

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Je l’ai rencontré pour vrai en 2015, même si je le côtoyais déjà, d’une certaine façon, depuis longtemps. Au volant de ma voiture, je lui jetais régulièrement des regards furtifs en le longeant à grande vitesse ou d’autres plus las, lorsque l’embouteillage forçait un rythme plus lent, sans jamais m’arrêter cependant. C’était d’ailleurs le cas pour la plupart des gens. Rares étaient ceux qui lui rendaient vraiment visite. Oh, il y avait bien ceux qui travaillaient dans les parages et qui s’y promenaient de temps à autre pour se dégourdir les jambes pendant la pause du midi, profitant de l’occasion pour griller cigarettes et autres substances fumigènes. L’après-midi devait leur sembler plus doux, j’imagine. D’autres encore y allaient parfois, plus secrètement, pour se défaire de déchets ou tester l’accélérateur de leur voiture, surtout la nuit, quand personne ne les regardait. Mais, moi, j’y suis allée pour le vrai, cet été-là, à pied, en pleine canicule, avec la ferme intention de faire connaissance. Comme je cherchais à mieux comprendre le désœuvrement du paysage dans la ville, je voulais l’examiner de fond en comble et apprendre à le connaître dans tous ses recoins. Je ne peux pas dire que je le trouvais particulièrement beau, mais il me semblait mériter une attention sincère, comme personne, sans doute, ne lui avait conférée auparavant. J’ai marché le long de sa clôture et escaladé le tas de gravier qu’un entrepreneur de voies et chaussées avait déchargé l’été précédent, puis je suis longuement restée assise à observer les multiples lignes qui craquaient sa surface, comme si sa croûte terrestre en avait soudainement eu assez. J’y suis retournée l’été suivant. Des mûres avaient poussé sur le tas de gravier, j’en ai mangé à me donner mal au ventre. J’y suis retournée régulièrement, au gré des saisons, l’hiver y était plus engourdi et d’une blancheur surprenante.

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Un autre terrain vague dans une situation semblable à la sienne a été démoli il y a quelques années, sur la Rive-Sud, près du pont. C’est bien dommage. Peu de terrains vagues survivent au marteau piqueur en ces nouvelles années de développement. Surtout en banlieue. C’est maintenant là que la question des transports se joue, tout comme cet incessant besoin de nouvelles activités commerciales. Nouvelles, mais pareilles aux autres. Si je croyais d’abord que c’était l’affaire de la banlieue, je n’en suis plus si certaine. Si j’étais convaincue que son emplacement géographique le garderait à l’abri des bulldozers (qui serait assez fou pour s’y installer, maintenant qu’il n’y a plus que des embouteillages à longueur de semaine ?), le même sort l’attend pourtant. Les opinions sur la chose divergent, bien entendu, mais on l’éventrera tout de même pour faire place à ce qui sera sans doute une architecture médiocre, avec trop de stationnements et trop peu de verdure. Il m’est difficile d’admettre que ce paysage urbain tranquille, qui ne requiert absolument rien, qui fait sens en lui-même et pour lui-même, disparaitra au bénéfice de sens uniques qui ne mènent nulle part.

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De fait, les pelles mécaniques et les camions sont arrivés l’automne dernier. Les mûres ont été les premières à partir. Après toutes ces années aux abords de l’autoroute et à cause des industries qui s’étaient installées à ses côtés au fil du temps, son sol était contaminé, évidemment. La première chose à faire était donc de creuser, de retourner la terre. À vrai dire, cette cure de rajeunissement n’était pas une mauvaise chose. L’aération du sol est une technique éprouvée pour en améliorer la condition. Mais il ne s’agissait pas ici d’une entreprise agricole. On prévoyait plutôt exploiter sa superficie entière pour récolter taxes municipales et autres revenus fonciers. Les promoteurs du projet se vantaient déjà du fait qu’il ferait compétition à ses cousins des couronnes sud et nord, disparus sous les centres commerciaux et autres structures globalisantes, s’en enorgueillissant comme s’ils allaient construire un nouveau midtown new-yorkais.

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Quand est arrivé le mois de mars, la chance lui a souri. En plein printemps, sans crier gare, tout s’est arrêté. Plus de camions. Plus de pelles. Rien que les sept grues en place, immobiles comme des bêtes de métal figées. Et presque plus de voitures sur l’autoroute. Toutes les heures, dans les bulletins de nouvelles, on nous répétait qu’il y avait quelque chose de dangereux qui flottait dans l’air. Comme si l’air n’avait pas toujours été mauvais autour de lui —  et autour de nous, par ricochet. Mais bon, il semble que ça, ça ne comptait pas vraiment. De toute évidence, la dangerosité est un indice d’évaluation ouvert à l’interprétation. Cette nouvelle contamination, par exemple, si elle était inquiétante pour nous, paraissait plutôt bienfaisante pour sa situation. En nous forçant au confinement, elle paralysait, du même coup, les travaux et l’asphyxie qui le condamnaient. Une pandémie en guise de baume. Il avait trop été écorché au cours des mois précédents pour que cette nouvelle quiétude lui permette de retrouver sa gaillardise habituelle, mais les goélands sont vite revenus, lui redonnant un air de légèreté.

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La chance lui a souri, le temps d’un printemps. Mais le vent change à nouveau. Les voitures redémarrent, la surveillance de chantier aussi. Ce qui nous avait semblé mortel s’évapore. Et ce qui lui était mortel revient. Pas tout à fait comme avant, mais à peu de choses près. Cela dit, pour l’aventure immobilière, tout est incertain, si bien qu’on ne sait plus exactement quoi faire de ce terrain vague à demi éventré. Le gaver d’activités lucratives n’est peut-être plus une solution suffisamment viable pour l’appétit du capital. En attendant que les promoteurs y voient clair, les fleurs en profitent pour effectuer un retour victorieux.

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Son paysage est désordonné, il donne une apparence de disponibilité, j’en conviens. Mais il est résilient. Plutôt que de l’assaillir à nouveau à coups de trous et de béton armé, donnons-lui encore quelques mois et il pourra s’affairer à garnir son petit royaume de vergerettes annuelles et de potentilles dressées. Il ne s’agit peut-être que d’un aperçu de sa possible résurrection, mais il est patient. Si la première vague l’a libéré momentanément, il attend maintenant la prochaine. Ce sera peut-être la bonne. Peut-être lui permettra-t-elle d’éviter une mort définitive pour qu’il puisse encore, à l’aube de ses 70 ans, accueillir le saut des sauterelles.

Carole Lévesque, Centre-Ouest, 2018. Encre sur papier, 76 × 152 cm
Carole Lévesque, Centre-Ouest, 2018. Encre sur papier, 76 × 152 cm
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Post-scriptum post-mortem

Ce texte a été rédigé à l’été 2020, dans l’entre-deux vagues. S’il avait été écrit quelques semaines plus tard, c’est à un éloge funèbre qu’il aurait fallu penser. La seconde vague de la COVID-19 ne sera finalement pas arrivée à protéger le CO-TV087.

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