La peste de Justinien*
« En ce jour de Pâques de l’an 590 de l’ère de l’Incarnation où nous célébrons la résurrection de notre Seigneur Jésus-Christ, un miracle s’est produit. Le mal semble vaincu. Grâce à l’intervention toute-puissante de la Vierge, mère de notre Sauveur, l’archange Michel a chassé les démons de la peste qui ravageaient Rome. Gloire à toi, Reine des Cieux, et loué soit le Très-Haut qui, dans son infinie mansuétude, nous arrache à l’effroi d’un terrible fléau.
Parfois je songe que Dieu m’a fait naître à l’époque la plus sombre de son règne, comme si déjà s’annonçait la fin des temps. La grandeur de l’Urbs n’est qu’un lointain souvenir, et Constantinople, nouvelle Rome d’Orient, si brillante fut-elle sous le règne de Justinien et de Théodora, ne cesse de s’enfoncer à son tour dans des guerres, des épidémies, d’incessantes querelles théologiques, qui ne pourront que précipiter sa perte, et la nôtre avec elle. Je me demande parfois si notre pauvre pays n’a pas davantage souffert de la reconquête des armées romaines d’Orient que d’un siècle et demi d’invasions barbares.
Le souvenir me revient de ces années à Constantinople, où notre bien-aimé pape, Pélage II, m’avait dépêché en qualité d’apocrisiaire auprès de l’empereur Tibère II, puis de son successeur, Maurice, nonobstant mes refus, moi qui n’aspirais qu’à la vie monacale. Mon corps, toujours objet de mille tourments, avait souffert de bien des maux au cours de ce voyage, et Théodore, vénérable médecin de l’Empereur qui devint mon ami, m’avait soigné avec dévouement, bien qu’il eût fort à faire, car en effet rôdait toujours le spectre de la grande pestilence, qui quarante ans plus tôt avait anéanti cette cité, pourtant la plus puissante de la Chrétienté, à la tête d’un empire aussi vaste que celui des empereurs romains et celui d’Alexandre. Jadis témoin de l’épidémie, il ne laissait de m’en conter les développements et soubresauts – que je vis de mes yeux terrifiés cet hiver en ma chère ville de Rome.
Telle l’armée d’Attila déferlant sur le monde civilisé, la peste s’était abattue de contrée en contrée, jusqu’au printemps 542 où Constantinople céda sous ses assauts. En une saison, depuis la citadelle de Galata jusqu’à Sainte-Sophie, la moitié de la cité fut terrassée tandis que l’autre s’enfuyait aussi loin que possible, qui en bateau, qui à pied, tous effarés devant ce fléau biblique digne des sept plaies d’Égypte. Déjà Hippocrate, père de la médecine, avait érigé ce principe : « Pars vite, loin, et longtemps ». Chaque jour, dix mille habitants succombaient. Plus question de leur donner les derniers sacrements. Les rues étaient encombrées de cadavres, et les seules âmes qui vivent semblaient désormais être les chiens errants et les chats de gouttière. On jetait les morts hors les murs, dans les eaux du Bosphore, on les brûlait sur des bûchers, et pendant des mois il flotta au-dessus de la Corne d’Or une âcre fumée d’une puanteur insupportable, à croire que les portes des enfers se fussent ouvertes en plein cœur de la ville.
Dans les campagnes, plus de paysans pour moissonner le blé, cueillir la figue, le raisin mûrs, plus de nourrice aux seins gonflés pour allaiter le nouveau-né, livré désormais, si ce n’est à la peste, du moins à une mort certaine et plus horrible encore. Les maîtres n’avaient plus de serviteurs, et les serviteurs n’avaient plus de maîtres. Les mères éplorées voyaient leurs enfants disparaître, rongés par le mal noir. Les pères s’arrachaient les cheveux face aux efforts d’une vie réduits à néant, soudain sans descendance et sans avenir pour leur lignée. La jeune mariée s’allongeait seule sur une couche froide, brutalement privée d’époux. Les orphelins couraient les rues. Jusque dans les monastères où ne résonnait plus le chant des frères, victimes de cette étrange affection qui semblait ne point faire de distinction entre les purs et les hommes en état de péché.
Pourquoi ce grand empire fut-il si violemment touché ? Je me questionnai longuement au fil des années. Peut-être le Tout-Puissant voulut-il infliger à Justinien une dure leçon d’humilité en lui rappelant que le pape est son seul véritable représentant sur Terre, et que le pouvoir d’un empereur n’est point d’essence divine, mais seulement terrestre ? Richesse et force militaire ne sauraient supplanter l’infinie puissance de la foi. Ce n’est donc pas un hasard si le cœur de l’empire fut frappé avant que le mal se diffusât en ses provinces et chez ses ennemis – le Seigneur ne saurait méconnaître les impies qui conspirent à l’Orient contre la Chrétienté. Les hordes zoroastriennes de l’empereur Chosroès furent donc elles aussi décimées par la grande pestilence, ouvrant la voie à de futures conquêtes. Palestine, Syrie, Pont-Euxin, mais aussi les royaumes des Vandales, Wisigoths, Ostrogoths, toutes les rives de la Méditerranée, d’Hispania à la Gaule Narbonnaise et jusqu’en Germanie, tous furent atteints à leur tour.
J’ignore pourquoi le mal fondit enfin sur Rome. Après tant de guerres, de sièges, d’invasions, notre pape Pélage II avait réussi à restaurer la paix en son royaume, désormais sans richesse et sans gloire, que nombre d’habitants avaient abandonné. Les abords de l’antique forum désormais désertés, les Romains s’étaient installés au nord du Capitole, dans cette boucle du Tibre qui remonte jusqu’au mausolée d’Auguste. Quand soudain en novembre, le fleuve se mit à grossir. Bientôt, il sortit de son lit et se répandit telle une mer tempétueuse à travers la ville, ruinant les maisons, écroulant des monuments édifiés pour l’éternité à la gloire éphémère du pouvoir des empereurs, transformant le forum en un vaste marais où tous les miasmes de la Terre semblèrent ensuite germer, semence de chaos. Au palais du Latran, le flot nous montait aux mollets, et dans la basilique du Très-Saint-Sauveur nous nous agenouillions dans l’eau pour prier, ce qui me causa d’attraper une toux maligne qui secouait affreusement tout mon corps souffreteux, et dont je ne suis point encore remis. D’aucuns racontaient que les crues par endroits avaient submergé la muraille d’Aurélien, et qu’en certains lieux on avait vu des infestations de serpents et de monstres aquatiques, qui proliféraient dans cette fange immonde. Les bêtes qui n’avaient pu se réfugier sur les collines furent emportées, moutons, brebis, chèvres, voire chiens et chats, et leurs cadavres dérivaient, ventre en l’air sur les eaux turbides, au milieu des débris des maisons et monuments détruits. Les champs noyés furent dévastés, les greniers à blés ravagés. Alors, les vivres vinrent à manquer.
Quand les eaux refluèrent, la disette succéda, s’abattant tel un deuxième désastre sur le peuple de Rome déjà mis à genoux. Au palais du Latran, nos garde-manger demeuraient bien garnis, toutefois, le jeûne ne m’a jamais fait peur et sied à ma nature, aussi priais-je pour mes frères et sœurs affamés et organisai-je des distributions de vivres aux plus pauvres. Certains néanmoins résolurent d’aller quérir leur pitance dans les bois, y glanant quelque nourriture, y chassant des lapins ou oiseaux maigrelets. D’aucuns faisaient du pain, mêlant le peu de farine qu’il leur restait à des pépins de raisin, des chatons de noisetiers, des racines de fougères, réduits en poudre. Beaucoup ne résistèrent point à la tentation de manger des plantes inconnues, qui rendirent malades leurs organismes affaiblis. Je priais pour eux nuit et jour, oubliant mes propres maux.
Alors, sur cette cité dévastée par les eaux et la famine, la grande pestilence referma sa main de mort. Sans doute venait-elle des émanations méphitiques, fruits de la corruption immonde qui avait succédé au retrait des flots. Naguère à Constantinople, Théodore m’avait expliqué qu’avant les hommes, le mal frappait les rats. Et là où les rats meurent, les hommes meurent. Je ne me réjouis donc point de voir les cadavres de ces chapardeurs s’amonceler dans les rues et après ceux de nos troupeaux décimés, de les voir dériver par grappes entières à travers le Tibre, telle l’armée de Pharaon. J’en comptais près de dix un matin, en sortant du palais. Et très vite la rumeur de la peste se propagea. Des membres de ma propre famille tombèrent malades, et je perdis ma tante, la très sainte Tharsilla. J’organisai une messe en son honneur, et décidai trois jours de jeûne.
Tout à mon chagrin, j’avoue ne pas avoir immédiatement saisi la gravité des faits. La maladie m’est familière depuis toujours et mon corps éprouvé ne la redoute point. En outre, monseigneur Pélage comptait sur moi, son secrétaire et conseiller, pour le seconder dans de nombreuses tâches. Il m’avait chargé, ancien préfet de Rome, d’organiser le déblaiement des rues et des ruines, suite aux terribles crues, de remettre en état les bâtiments, dont la Basilica Julia, immense tâche qui absorbait toute mon énergie. Diminué par des revers politiques et religieux récemment essuyés, accablé par ces catastrophes, Monseigneur vaquait, courageux, à ses tâches quotidiennes en fidèle et fervent serviteur du Très-Haut, répondant aux nécessités politiques, disant la messe, faisant pénitence, visitant les malades, et ce fut sans doute cette ultime humilité qui causa sa perte.
Il se réveilla un matin accablé de douleurs, la tête en un étau, en proie à une grande langueur et une fièvre brûlante. Très vite, des grosseurs apparurent au niveau de l’aine et des aisselles. Aurelius, son médecin, sitôt mandé à son chevet, comprit immédiatement. La maladie des aines, aussi appelée peste. Il commença par une saignée, comme le recommandait Galien, fit brûler certaines essences de bois et autres plantes pour purifier l’atmosphère de la modeste chambre. Enfin, il posa sur les glandes gonflées des cataplasmes froids pour calmer les humeurs et rétablir leur équilibre, car notre pontife se consumait littéralement au dedans de son corps.
Hélas, son état ne cessait d’empirer malgré la science médicale. Aurelius passa la nuit à le veiller. Au matin, il me fit venir dans l’antichambre pontificale et m’apprit que dorénavant seul Dieu pouvait sauver Son représentant sur Terre. Sitôt je convoquai l’ensemble du Latran dans la salle officielle et sommai tous les hommes valides de venir sans attendre prier avec moi pour le salut de Monseigneur. Durant trois jours et trois nuits, nous ne quittâmes point la basilique du Très-Saint-Sauveur, où bientôt une foule de fidèles nous rejoignit. Mes genoux me faisaient terriblement souffrir, le froid humide me glaçait jusqu’aux os et ma toux empira. Plusieurs fois je vacillai, et manquai m’effondrer. Las, nonobstant la ferveur de nos prières, dans la nuit du 5 février 590 de l’ère de l’Incarnation, notre bien-aimé pape, Pélage II, rendit l’âme à son Créateur. L’accès à la vie éternelle lui fut, je n’en doute point, un immense soulagement car, l’ayant délivré des maux terrestres, le Très-Haut l’accueillait en son royaume céleste.
Quand l’aube poignit à l’Orient, pâle comme un suaire, une grande tristesse m’enveloppa. Je contemplai cette ville dévastée, privée de son guide. Elle me sembla pareille à une nef qui au cœur d’une tempête perd son capitaine. C’est alors que, dans le lointain, je vis un rapace fondre sur sa proie, puis s’élever dans les airs, la tenant dans ses serres. Je ne sus distinguer quelle infortunée créature avait été ravie, mais ne pus réprimer un frisson. En dépit de ma foi infrangible, je me sentis soudain très seul, comme abandonné par mon saint père Pélage, et j’éprouvai un peu ce que le Christ ressentit tout au fond de son âme lorsqu’il fut crucifié.
Je me tançai bien vite pour ces pensées impies, et je me relevai pour aller promptement me remettre au travail. La tâche était sans fin, et mon corps, torturé par la toux et mes vieilles douleurs réveillées par trois jours de prières fiévreuses, n’aspirait qu’au repos. À peine étais-je revenu à mon cabinet qu’une délégation se présentait à moi, avec à sa tête de puissants cardinaux, m’adjurant d’endosser la charge abandonnée par monseigneur Pélage. Je les rassurai en leur affirmant que nous veillerions ensemble à ce que toutes les responsabilités de notre dévoué pontife fussent remplies tant que l’empereur n’aurait nommé son successeur, afin qu’à la vacance humaine ne correspondît point une vacance spirituelle et politique, si périlleuse en cette époque maligne et belliqueuse. Je lus sitôt sur leurs visages que ce n’était pas là ce qu’ils souhaitaient entendre. Ils repartirent, têtes baissées.
Notre Saint-Père enterré, les forces du mal se déchaînèrent. Les maisons se vidaient, des plus humbles masures jusqu’aux plus beaux palais. La peste fauchait sans répit sa moisson de morts : jeunes, vieux, hommes, femmes, dévots, peu croyants, riches, pauvres, son appétit paraissait insatiable. Les rues étaient jonchées de cadavres, dont les familles terrifiées se débarrassaient sans remords. Des forçats, devenus mercenaires, étaient grassement payés pour déblayer les corps et les transporter jusqu’aux fosses communes, au sud de la muraille d’Aurélien, le long de la voie Appienne, ou les brûler sur des bûchers dont les âcres fumées venaient même en plein jour noyer les rues d’une nuit empoisonnée, préfigurant l’Apocalypse. Certains, disait-on, voulant épargner à leurs chers défunts cette ignominie, les enterraient au fond de leurs caves, attendant le jour où les morts se relèveraient – ce qui ne tarderait point. En effet, j’étais de plus en plus convaincu que la fin des temps était proche, et le jugement dernier à nos portes.
Et plus le temps passait, plus les demandes se faisaient insistantes de la part de tous les corps constitués pour me voir endosser la charge pontificale. Certains matins, mon corps tyrannique, cloué par ses douleurs, refusait de se mettre en mouvement, et je priais le Seigneur de m’accorder assez de force pour mener à bien ma tâche jusqu’à la nomination du nouveau pape par l’empereur Maurice. Tout ce temps, je songeais sans cesse à mon monastère bien-aimé, Clivus Scauri, aux murs frais et épais de ma cellule qui aidaient mon âme à s’élever par-delà les vicissitudes de ce monde, à la présence silencieuse et réservée de mes frères, dont les pensées sacrées, mêlées aux miennes, montaient vers notre Seigneur tout-puissant. Ainsi donc envoyais-je à l’empereur des missives le priant de ne point accéder à la demande de tous ceux qui me voulaient nommer pape. Je m’ouvris à lui de ma santé précaire, de mon aspiration à la vie monacale après des décennies au service des autres. J’écrivis à Théodore, au général Narsès, à Théoctista, sœur de Maurice, à l’impératrice Constantina, tous de vieux amis, pour qu’ils supplient l’empereur de ne point me charger de cet immense fardeau. Nonobstant, en attendant sa décision, je m’acquittais diligemment de toutes les responsabilités pontificales, ainsi que l’exigeait l’urgence de la situation.
Hélas, la grande pestilence poursuivait sans relâche ses funestes desseins. Désormais, à l’aube, le chant des oiseaux n’était plus troublé par les cris des charroyeurs ou des paysans venant vendre à la ville le fruit de leurs terres. À peine la nourriture était-elle encore livrée pour entretenir les humbles serviteurs de Dieu au palais du Latran. Je célébrais des messes dans une basilique où des bancs entiers restaient inoccupés et ma voix, brisée de temps en temps par cette terrible toux qui ne me quittaient point, résonnait dans un désert. Les gens se terraient. Certains avaient fui. D’autres s’étaient barricadés avec leurs derniers vivres, comme si leurs pauvres portes eussent pu arrêter le mal noir. La terreur régnait : pas une créature humaine qui ne tremblât face au fléau.
Un jour, en rentrant d’une visite à ma famille, je croisai le triste cortège des fossoyeurs-forçats dans une rue étroite. Je me plaquai contre un mur, soudain pris par la peur, et les regardai passer, pétrifié. Des étoffes enveloppaient leurs têtes pour se prémunir des assauts pesteux qui viciaient l’air, et ils avaient l’œil vide de ceux qui sont déjà morts intérieurement. Ils tiraient une charrette surchargée de corps enveloppés de linges gris, et l’odeur était si épouvantable qu’aussitôt pour m’en protéger j’appliquai sur mon nez un pan de ma tunique. Cette nuit-là, malgré une journée harassante, je ne dormis point. Cette vision me hantait. De ma fenêtre, je contemplais la nuit étoilée. Une brise tiède soufflait, annonçant déjà le printemps, et la lune d’argent nimbait de son halo la ville anéantie. Nous ne pouvions continuer à subir ce martyr. Il nous fallait lancer une ultime tentative, bander nos dernières forces, bien que tout eût échoué, les médecines du corps et les médecines de l’âme, processions, dévotions, contritions, comme les grands brasiers brûlant au sommet des collines pour chasser les miasmes, imitant Hippocrate autrefois à Athènes. Nous allions solliciter notre Seigneur, le Christ, le Saint-Esprit et surtout la Sainte-Vierge car, raisonnai-je, rien ne saurait résister à leurs puissances conjuguées. Seuls, nos efforts étaient vains : forts de leur aide, nous vaincrions la peste. Je décidai qu’à Pâques, jour le plus saint pour les chrétiens, aurait lieu une immense procession à travers la ville. Tous les hommes d’église défileraient dans la plus grande humilité en suivant la Salus Populi Romani, cette icône représentant la Vierge et l’Enfant, peinte par le très saint père de l’Église, Luc l’Évangéliste.
Ce matin-là, avant que les coqs n’eussent chanté, nous célébrâmes une messe en la basilique Sainte-Marie-Majeure, qui abritait l’icône. Du diacre issu de la noblesse au bénédictin le plus modeste, tous étaient là, portant l’humble tunique de lin de notre Seigneur Jésus-Christ. Durant tout le carême, les Romains avaient tenté d’apaiser Dieu en faisant pénitence, en jeûnant, sans d’ailleurs consentir grand effort tant la disette et l’épidémie avaient réduit jusqu’au train de vie des plus grands aristocrates. Depuis des mois aucun ivrogne ne hurlait plus d’insanités sur la voie publique, luxure et débauche avait déserté notre ville, les maisons de plaisir ayant fermé, faute de clients, et le peuple ne vivait plus que dans la crainte du Seigneur et dans la dévotion, car Lui seul pouvait encore l’épargner. Même le spectre lombard n’effrayait plus personne : nulle armée n’eût osé s’emparer d’une ville moribonde, rongée par la peste, plus dangereuse alors que les pires hordes barbares.
Pendant des heures, nous priâmes pour les âmes des défunts, pour montrer au Très-Haut que nous nous repentions de nos péchés, de ceux de nos concitoyens et aussi de nos pères. Humbles parmi les humbles, nous demandâmes au Christ, l’Agneau de Dieu qui avait souffert ce que peu d’hommes ont souffert, d’épargner les innocents et, en ce jour de Résurrection, de sauver avec Lui ceux qui en étaient dignes. Comme naguère à Sodome et Gomorrhe, il devait bien y avoir à Rome des hommes et des femmes aux cœurs justes et purs ne méritant point d’être ainsi ravis au monde d’ici-bas.
Après toutes ces dévotions, nous descendîmes la Salus Populi Romani. Ceux-là qui la décrochèrent sentirent aussitôt quelque chose. Comme si l’icône sacrée eût été animée d’une vie propre. Le regard de la Vierge, austère et impavide, semblait dire : « Je suis là pour vous protéger. Vous êtes venus en mon église solliciter ma protection, et quand bien même je n’ai pu sauver mon Fils bien-aimé, je vous sauverai, vous, fidèles et pieux enfants de Rome. »
L’image installée précautionneusement sur des coussins, nous sortîmes en procession de la basilique. Le jour s’était levé et versait une lumière froide et grise par les rues où s’étaient rassemblés les rescapés. Certains malades avaient été traînés dehors, dans l’espoir que la simple vision de la Vierge les guérît. Beaucoup de fidèles s’étaient agenouillés sur les pavés, parfois dans la boue, priant, les yeux modestement baissés, ou au contraire levés avec espoir vers la Mère de toutes les mères. Et très vite, en effet, un changement s’opéra. Au passage de la sainte icône, l’air vicié semblait se purifier. Les miasmes perdaient de leur ardeur, les langues de brouillard poisseuses se vaporisaient, la lourdeur de l’air s’en trouvait comme rafraîchie. Soudain, on eût dit qu’une brise céleste soufflait par nos rues étroites aux haleines méphitiques, qu’un vent sain lavait la pestilence des avenues empuanties. Je ne pouvais m’empêcher de lire sur les visages des expressions d’espoir que je n’avais point vues depuis de très longs mois. Nous avancions, psalmodiant toujours nos prières d’une voix sourde, têtes baissées, et partout, j’entendais mes concitoyens s’extasier en découvrant Notre-Dame. Même mon corps, si perclus de douleurs, semblait rajeuni, et mes jambes lasses me portaient presque sans effort.
Enfin, comme nous franchissions le pont Ælius, se produisit un phénomène extraordinaire. Soudain, la voix des anges retentit, et leur chœur chantait : « Reine des cieux, réjouis-toi, alléluia, car ton divin fils est ressuscité, alléluia, comme il l’a dit, alléluia. » Médusé, je tombai à genoux, m’écriant : « Mère de Dieu, priez pour nous, alléluia ! » Alors, émergeant de l’azur au-dessus de la forteresse, surgit une grande figure de lumière. C’était l’archange Michel, tenant un glaive ensanglanté qu’il essuya, puis rengaina en son fourreau. Alors nous sûmes que nos prières avaient été entendues, et la peste vaincue. La Vierge, dans son immense miséricorde, avait accédé à nos prières et délivré la Ville Sainte du plus grand mal qu’eût connu cette Terre depuis la Création. L’archange magnifique resta suspendu quelques instants face à nous, sa longue chevelure bouclée s’agitait sous la brise, ses ailes étaient d’un blanc immaculé, son épée scintillait au soleil, et son sourire était pur, exhalant l’infinie bienveillance de notre Seigneur Jésus-Christ.
Dès qu’il eut disparu, les témoins du miracle tombèrent à genoux, se prosternèrent, se remirent à prier, leur ferveur décuplée, puis, la joie soulevant les cœurs, une liesse nouvelle s’empara de la foule et des cris d’allégresse inouïs retentirent. Les femmes chantaient, les enfants riaient et nous, hommes d’églises, rendions grâce à la Vierge, notre Mère, qui avait voulu qu’en ce jour saint, nos vœux fussent exaucés.
Ainsi avons-nous décidé, en mémoire du miracle de l’archange Michel en cette Pâques de l’an 590, que cette forteresse serait désormais nommée Château Saint-Ange, afin que le peuple de Rome n’oublie point que la Vierge le sauva, sanctionnant ses prières, son jeûne et toutes dévotions consenties en son nom et au nom du Seigneur. Puissions-nous ne jamais revivre pareil cauchemar. Loué soit le Très-Haut. »
Première pandémie de peste avérée, la peste de Justinien, venue d’Asie, frappa Constantinople en 542 et ravagea le sud de l’Europe, le Maghreb et la Mésopotamie. Dans les grandes villes, 30 % à 50 % des populations périrent (le Maghreb ne retrouva une démographie équivalente qu’au XIXe siècle). L’épidémie fit basculer l’équilibre économique en faveur de l’Europe du Nord et facilita les conquêtes arabo-musulmanes.
Au cours du VIe siècle, la population de Rome passa de 200 000 habitants à 30 000, demeurant stable jusqu’en 1400.
Gregorius Anici, Grégoire le Grand, fut un pontife d’exception, son influence politique et religieuse perdura des siècles.
Le 27 mars 2020, le pape François fit venir la Salus populi romani à Saint-Pierre-de-Rome pour demander à la Vierge d’arrêter l’épidémie de Covid-19.
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