La Quatorzaine de Paris*

La ville éblouissante et pourtant grabataire
Charles Péguy

Samedi 14 mars : Le bruit court dans la ville

Le virus se répand

Mais pas celui qu’on croit :

Un virus qui s’entend

Un virus qui se voit

Un virus pénétrant

Et un virus adroit

Qui passe dans le sang

Au point le plus étroit :

Sur les chaînes d’infos

Il enfle il erre il mute

Non stop sur les réseaux

Il tue dès qu’il débute

On ne peut s’en défaire :

La rumeur millénaire

Dimanche 15 mars : Aux urnes !

Soyons bons citoyens ne sortons pas

Soyons bons citoyens sortons voter

Soyons bons citoyens dans les deux cas

Restons pour sortir sortons pour rester

La logique en nous devra s’adapter

Aux raisonnements boiteux de l’État

Bons citoyens c’est à nous d’accepter

L’esprit disruptif du social contrat

Ô Jean-Jacques qu’eût dit votre grande âme :

“Vous voulez l’obstacle et la transparence

Vous désirez le lien et la distance

Vous cherchez le remède dans le drame”

Je ne suis pas Rousseau je dirai juste

Qu’où l’on choisit mal là le mal s’incruste

Mardi 17 mars : À midi, heure française

C’est l’exode immobile

L’exode sans exode

Chacun trouve un asile

Avec son digicode

La ville est dans la ville

Nulle armée n’inféode

Paris ni ne défile

Avec haine et méthode

C’est l’exode à l’envers

Il faut rentrer chez soi

En vertu de la loi

Et vivre deux hivers

Quand le printemps est là –

Cet exode m’ira !

Samedi 21 mars : La fin des embarras de Paris

Et enfin

Le silence

Parisien

Qui commence !

Aucun train

Plus d’urgence

Tout est plein

De distance –

Le jour fait

Moins de bruit

Que la nuit –

Tout se tait –

Quel bonheur

Dans la peur !

Samedi 28 mars : Les enfermés dehors

Les nuits sont aphones

Mais des chants vaudous

Montent jusqu’à nous

Clairs et monotones

Camés et marlous

Suivis de démones

Prient les belladones

D’apaiser leur toux

Ils sont le vestige

De l’humanité

Et ont mérité

De voir ce prodige :

Le monde désert

Qui leur est offert

Dimanche 29 mars : Vanitas vanitatum ou Passage à l’heure d’été

Un ex-ministre est mort

Une caissière est morte

Le fléau de la sorte

Nous mettra tous d’accord

De l’humble ni du fort

Il n’est dit qu’il ressorte

Indemne par la porte

Où l’a conduit le sort

Dans Milton ou Shakespeare

Cherchez l’analogie

Mais notre temps est pire

Où la technologie

Fit oublier la mort

Et à l’humble et au fort

Dimanche 5 avril : The Queen

Le discours de la Reine

A fait pleurer la France

Retombée en enfance

Sous le coup de la peine

Toute la mise en scène

De la mâle éloquence

De notre Présidence

À côté paraît vaine

Au pays de Cromwell

Elizabeth modèle

Les cœurs et la raison

Si bien que sous la Manche

Pour elle on pleure et flanche

Au pays de Danton

Le même jour : Amants, malheureux amants

Je pense à ceux et celles qui s’aiment de loin

Ayant perdu le toit commun de leur amour

Je pense à ceux et celles qui n’ont plus de train

Et qui perdant l’aller vont manquer le retour

À ceux et celles qui se disent à demain

Comme si le fléau n’était plus qu’un long jour

Un long jour où leur cœur solitaire est trop plein

Un cœur trop plein de perte en son propre séjour

Qui dirait qu’un printemps fût le temps des adieux

Qui dirait qu’un printemps fût la saison d’absence

Où deux êtres humains ne peuvent être à deux

Et où le temps s’anéantit dans la distance

Si vous aimez de loin laissez passer les heures

Et au lieu de compter ravivez les meilleures

Lundi 6 avril : Message à mon père mort

Hello Dad

Je t’écris

de Paris

mais la terre

tout entière

est malade

J’ai pensé

à Phnom Penh

déserté

ta trentaine

commencée

Et j’égrène

le collier

de ma peine

Le même jour : Distanciation sociale

Sans contact les paiements

Sans contact les bonjours

Sans contact les discours

Sans contact les amants

Sans contact les parents

Sans contact les secours

Sans contact sont les sourds

Sans contact les voyants

Sans contact l’accolade

Au malheureux malade

Sans contact le pleurer –

Marie de Magdala

Noli me tangere

Non ne me touche pas

Mardi 7 avril : Ni viande ni levain

Ni Pessah ni Carême

Ne sont de vains mots cette année

Et nous vivrons la traversée

Du désert sans dilemme

L’existence elle-même

Comme la manne est rationnée

Et au jardin de Gat Šmānê

Chacun prie pour qu’on l’aime

Notre monde est désert

L’âme désœuvrée s’y confine

Et le mal ne vient pas de Chine

Partout le mal appert

Et ni Pessah ni le Carême

N’ont vaincu le problème

Mercredi 8 avril : Pessah

Je suis le voyageur de la terre étrangère

Pensait-il près du puits

Combien de jours faut-il pour trouver la frontière

Combien faut-il de nuits

Après tout je suis bien ici près de mes chèvres

Que je fais boire au puits

Moi-même j’ai besoin d’eau le jour et des lèvres

De Séphora les nuits

Je suis mieux en berger dans ce pays aride

Qu’en prince préparant sa propre pyramide –

Parmi les dunes claires

Le troupeau s’éloignait Le ciel virait au rose

Le berger s’attardait Il vit que quelque chose

Brûlait entre deux pierres

Dimanche 12 avril : Pâques

Premier matin

Du renouveau

Dans le tombeau

On ne voit rien

Premier matin

Pas un Romain

Rien qu’un oiseau

Le temps est beau

Tout est serein

Premier matin

Mais où est-il ?

Nul ne l’a su

Corps volatil

Mais où est-il ?

Le vin est bu

Ô sang subtil

Il est venu

Le vin est bu

Lundi 13 avril : Le Grand Confinement

J’ai vu des CRS

Pisser contre le mur

J’ai vu le prêtre impur

Vendre son vin de messe

Et j’ai vu la mairesse

En vêtements d’azur

Prédire le futur

Parmi la foule en liesse

Les jours se font plus longs

Passerez-vous saisons ?

Finirez-vous châteaux ?

La seconde venue

Semblait très attendue

D’un messie sur les eaux

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