Recueil dirigé par Chantal Ringuet et Jean-François Vallée
La publication du Novendécaméron a été rendue possible grâce au soutien du Groupe de recherche sur les éditions critiques en contexte numérique (GREN), du Centre interuniversitaire de recherche sur la première modernité XVIe-XVIIIe siècles (CIREM 16-18) et du Centre de recherche Cultures – Arts – Sociétés (CELAT-UQAM).
GREN
CIREM 16-18
CELAT-UQAM
978-2-9820654-1-3
Éditions Ramures
2022 Montréal
Dépôt légal, Bibliothèque et Archives nationales du Québec, 2022
C’est l’absence de sens de ce que l’on vit au moment où on le vit qui multiplie les possibilités d’écriture.
A good deal of pandemic and post-pandemic fiction (…) isn’t really about a virus, but about our emotional, societal, and cultural reaction to it— the way we come together (or not), how we continue to love, how we are forced to reimagine grief, how we hold onto hope and memory in the face of a changed world.
Lancé dès le printemps 2020, le Novendécaméron figure parmi les premières tentatives littéraires et artistiques d’appréhender les enjeux de la pandémie de la covid-19. Nous n’aurions jamais pensé cependant — et surtout pas souhaité — que ces œuvres créées par des autrices, des auteurs et des artistes du Canada, de la France et des États-Unis dans les premiers mois de cette crise sanitaire internationale conserveraient leur triste actualité plus de deux ans plus tard.
Comme l’annonce son titre, ce recueil numérique a été inspiré par le Décaméron et L'Heptaméron, ces œuvres littéraires de la Renaissance qui mettent en scène des personnages en confinement se racontant tour à tour des histoires pendant l’épidémie de peste du 14e siècle en Italie dans le premier cas et des inondations dans le sud de la France au 16e siècle pour le second. Bien que le préfixe Novendec- (19) fasse référence au suffixe numérique de notre maladie du 21e siècle, il ne s’agit pas ici de supplanter les dix jours de confinement de Boccace ni les sept jours de Marguerite Navarre. La fausse — mais opportune — étymologie de ce préfixe nous permet plutôt d’annoncer un nouvel objet littéraire, créé en contexte pandémique et numérique, dans lequel il est permis d’explorer divers enjeux de cette catastrophe sanitaire qui a menacé nos santés physique et mentale, modifié notre rapport au travail et à nos relations, et peut-être ébranlé les modalités mêmes de notre présence au monde.
Entre le 3 avril et le 22 juin 2021, après une année de travail et d’édition en collaboration avec deux spécialistes de la publication et du design d’environnements numériques, Antoine Fauchié et Louis-Olivier Brassard, nous avons publié sur le Web vingt-et-un textes littéraires très divers — récits, poèmes, essais, autofictions, traductions… — et près d’une trentaine d’œuvres tout aussi multiples : illustrations, dessins, photos, narrations audios… Ces créations singulières conçues par 27 auteur·es, traducteur·rices, chercheur·es et artistes de renom témoignent chacune à leur manière du choc de la première vague de la covid-19 et des mesures sanitaires qui en ont découlé.
Souhaitant profiter des possibilités offertes par les environnements numériques dans lesquels la pandémie nous a enfoncés plus profondément que jamais, nous avons alors tenté de faire renaître aussi l’esprit conversationnel de l'allegra brigata du Décaméron et des « devisants » de L’Heptaméron, des œuvres dont la caractéristique la plus intéressante est d’insérer leurs nouvelles dans des dialogues entre les personnages en cette époque encore attachée à l’oralité qui chevauchait la grande transition entre la littérature manuscrite et imprimée.
Au cœur du tourbillon de notre propre transition entre les ères imprimée et numérique, nous avons donc tenté à notre façon de susciter des dialogues autour des œuvres de ce recueil, que ce soit sur les réseaux sociaux ou par des vidéoconférences, ces outils numériques qui, malgré leurs indéniables limites, nous ont tout de même permis de rester en lien pendant les périodes d’isolement forcé de cette pandémie.
Et voici maintenant que, comme le virus qui ne cesse de renaître de ses cendres dans des variations chaque fois nouvelles, nous profitons de la mutabilité du médium numérique et de sa possible hybridation avec le médium imprimé (auquel nous demeurons attachés !) pour proposer ces nouveaux variants du Novendécaméron en 2022, alors que les œuvres littéraires et artistiques publiées en pièces détachées sur notre site Web se trouvent réunies dans un recueil numérique offert en des formats PDF imprimables ou lisibles à l’écran ainsi que dans un format livre sur papier disponible en impression sur demande.
Les contributions du recueil ont été regroupées ici en cinq « cercles », suivis d’un épilogue qui font moins référence à la structure de l’enfer de Dante qu’à des regroupements d’autrices, d’auteurs et d’artistes qui explorent des espaces similaires — intérieurs, extérieurs ou encore excentriques — dans les premiers mois de la pandémie. Cette disposition en cercles concentriques liés à la topographie des contributions dessine ainsi un parcours au fil duquel chaque autrice, chaque auteur, chaque artiste propose des modes d’écriture et de création propres à affiner, voire à renouveler notre regard sur cette période inédite de l’histoire humaine dont nous avons été les témoins un peu trop privilégiés.
Dans le premier cercle, placé sous le signe du premier printemps pandémique dans l’espace extérieur de grandes villes tétanisées par la pandémie (Paris et Montréal tout particulièrement ici), on trouve les lumineuses méditations poétiques et philosophiques de la poète montréalaise Nicole Brossard, suivies des réflexions transnationales de l’écrivaine et journaliste Marie Céhère traduisant de son appartement de Paris un poète de Budapest — pour qui c’était aussi le printemps un siècle plus tôt. On poursuit avec la poésie rythmée du « poète runner », Pierre Troullier, parcourant en tous sens la Ville Lumière… plutôt tamisée en cette « saison d’absence ». La chercheure en architecture et aménagement urbain Carole Lévesque nous fait ensuite retraverser l’Atlantique avec sa description textuelle, photographique et sonore d’un terrain vague montréalais provisoirement sauvé de l'« appétit du capital » par le ralentissement économique dû à cette pandémie qui n’avait donc pas que des défauts.
Le second cercle nous fait explorer les espaces intérieurs — mais non moins vastes — d’artistes confinés, en commençant par un essai, précédé d’un troublant dessin, de l’écrivain Emmanuel Kattan au sujet d’une des plus célèbres « confession d’un confiné » : Le terrier de Franz Kafka. L’autrice, traductrice et coéditrice de ce recueil, Chantal Ringuet, nous invite ensuite dans son apaisante « forêt en chambre » pour un récit poétique sylvestre accompagné d’une foisonnante illustration de la cinéaste d’animation, autrice et bédéiste Éléonore Goldberg. Ce second cercle se referme sur le récit de la théoricienne des médias Katharina Niemeyer confinée à Montréal mais restée liée à ses origines familiales allemandes dans ces souvenirs intergénérationnels qui ouvrent la voie aux huit portraits de proches — éloignés par le confinement — de l’illustratrice montréalaise Nina Berkson, des œuvres qui démontrent éloquemment la possibilité émouvante d’une présence à distance bien avant l’arrivée des médias numériques.
Le troisième cercle nous fait explorer des espaces géographiques et historiques plus excentriques. La prose poétique de l’écrivain américain Alexander Dickow nous télétransporte d’abord dans un monde insulaire insolite où se développent d’étranges amours vénéneuses, alors que le chercheur et écrivain canadien Claude La Charité, en face d’une île singulière du Bas-Saint-Laurent, donne la parole à un universitaire érudit qui accueille la pandémie « comme une bénédiction ». De Paris, la traductrice Carine Chichereau nous emmène à Constantinople, puis à Rome à l’époque d’une pandémie bien plus terrible que la nôtre, la peste de Justinien, qui aura des échos jusque dans la Rome d’aujourd’hui, tandis que, de l’autre côté de l’océan, sa collègue traductrice, Sonya Malaborza, évoque le choc du retour dans sa région natale en temps de pandémie, choc qui sera atténué par le « dialogue parallèle » d’une traduction littéraire amicale à distance. Enfin, la poète et essayiste québécoise Catherine Morency propose un « retour à la terre » ayant moins à voir avec notre proverbial terroir qu’avec ce terreau où nous retournerons tous un jour comme ces millions d’hommes et de femmes disparus depuis le début de cette funeste aventure.
On revient à la vie — et à la ville — dans le quatrième cercle : à Montréal d’abord, au parc Lafontaine, où la poète et romancière Élise Turcotte nous fait entendre de troublants monologues, en dialogue avec trois images en eaux troubles capturées dans le même parc par la professeure, chercheure et photographe Lucie Bourassa. L’homme à tout faire des lettres, Daniel Canty, arpente la même ville dans de longues marches qui se sont additionnées pour former une considérable « somme des pas perdus » dont les extraits choisis ici explorent une montréalité pandémique toujours « sur le point de parler ». La poète et autrice multimédia Laure Gauthier nous invite alors dans son appartement de Montmartre d’où, fenêtre ouverte, elle lit et enregistre des poèmes transmués en transpoèmes par le fond sonore des rues parisiennes désertées « où chantent trop les oiseaux ». Le coéditeur de ce recueil, Jean-François Vallée, nous ramène ensuite à Montréal pour un récit, précédé d’un cyanotype de l’artiste et graveur Wah Wing Chan, qui relate l’histoire tragicomique d’un jeune philosophe ayant choisi d’adopter une nouvelle orientation professionnelle plus utile en temps de pandémie : la livraison à domicile, un métier qui s’avèrera plus difficile que prévu.
Le cinquième cercle nous plonge dans de nouveaux espaces intérieurs, en commençant par les réflexions stimulantes du philosophe et essayiste Robert Hébert interné à la « clinique du zoo » où, avec son ami Spinoza, il interroge notre « stupeur / à devoir refondre / une autre vie ». L’autrice et traductrice littéraire Hélène Rioux nous fait ensuite la démonstration qu’il n’est pas plus aisé de « vivre à deux », couple et confinement ne faisant peut-être pas si bon ménage finalement… L’autrice et artiste Élisabeth Recurt, dans un texte accompagné d’une œuvre très à propos de l’artiste visuelle Sophie Jodoin, illustre un effet inattendu du confinement qui a éveillé chez sa narratrice des souvenirs traumatiques, longtemps effacés. Enfin, ce dernier cercle infernal de l’isolement pandémique se referme sur l’émouvant récit de Patrick Froehlich dont le narrateur relate un épisode familial dramatiquement altéré par les circonstances du confinement planétaire.
Ce parcours de lecture dans les cercles créatifs intérieurs, extérieurs ou excentriques de notre allègre brigade d’autrices, d’auteurs et d’artistes se clôt sur un essai de l’écrivaine sino-américaine C Pam Zhang — traduite ici par la poète et essayiste Kateri Lemmens — offrant des réflexions empreintes de sagesse sur ce que cela signifie d’écrire, de créer et donc aussi de vivre « au temps du deuil ».
Nous croyons que nos 27 autrices, auteurs et artistes sauront vous faire voir, ressentir et concevoir des manières alternatives de vivre et d’imaginer cet « espèce d’espace » historique instable au centre duquel nous gravitons toujours au moment d’écrire ces lignes. Nous vous invitons d’ailleurs à poursuivre ensuite le dialogue avec ces œuvres en intervenant dans les divers cercles d’interactions que nous avons constitués — sur notre site Web1 (dans les commentaires) ou encore sur les réseaux sociaux2 — afin de créer des liens avec celles et ceux qui, comme Boccace et Marguerite de Navarre dans leurs œuvres manuscrites et imprimées à l’orée de l’ère moderne, persistent à croire aux vertus d’une présence active et agissante des arts, des lettres et de la culture au moment où nous nous enfonçons plus profondément dans l’ère numérique, tout en nous éloignant bientôt nous l’espérons, de ce moment pandémique.
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Personne n’est fait pour immobiliser l’éternité en son ventre. La réalité chevauche la réalité. Dans quelques heures Paris fermera ses parcs et jardins. Les bourses de Toronto et de New York dégringolent. L’Italie s’endeuille. Nous n’avons pas encore peur. Nous savons seulement que nous habitons Montréal, au Québec, en Amérique du Nord, que nous avons accès à l’eau potable. Les mots et les pensées rôdent comme des guet-apens. Je protège mes subjectivités féministe, humaniste et numérique.
Le jardin reste blanc, tout blanc verglas, neige, il faut décliner le jardin dans ses herbes et ses couleurs comme lors d’une cérémonie post-catastrophe où chaque nom est prononcé afin que l’on n’oublie pas les os et le vertige des disparu·es. Personne ne veut conclure au désastre quand il s’agit d’humanité. Je m’intéresse pourtant avec une telle passion au principe de la catastrophe, à ses corps et technologies que chaque fois l’espoir renaît de découvrir de nouvelles énigmes en nos veines.
Un livre a-t-il de la valeur s’il ne dit rien de ce que nous sommes ou présumons être? S’il n’exhibe qu’une surface où la langue aux aguets salive, fébrile, cherche à s’emparer jusqu’à plus soif des versants ludiques en chaque mot. Écrire pour ne pas être cru·e. Qui oserait? C’est pourtant fréquent. Fragmenter l’autobiographique à ce point que chaque passage se transforme, non pas en chapitre, mais en cartes de visite conçues pour attirer l’attention et susciter par la suite de courts récits aux singulières images appartenant tout à la fois au monde du dedans et du dehors. La réalité prend de plus en plus des allures de nature morte. Cela explique sans doute pourquoi nous aimons toucher l’envers de nos ivresses comme si elles surgissaient d’un soudain épuisement de l’âme.
Il neige. En Italie, la Covid-19 a maintenant tué 2200 personnes. Je parle de l’Italie parce qu’elle apparaît toujours dans mes pensées sous forme de Renaissance et de textiles raffinés tels le velours et la soie. L’Italie s’installe ainsi dans mes neurones sans gladiateur et duces, aucun pape, aucun cardinal, rien de cette espèce grasse et morbide que furent les hommes d’armes, d’Église et de robes. L’Italie me touche via la pierre, le marbre, les ponts, les arcades, les escaliers. Partout la mer et ce que j’imagine des cahiers de Leonard : dessins, notes, esquisses, un fémur, des poumons. Le corps, celui qui allait tantôt en enfer, tantôt au paradis. Le corps d’anatomie, le vrai.
Elle court à bout de souffle dans les rues du Mile End et du Plateau Mont-Royal, s’arrête, cœur qui bat, au milieu des emojis, des cônes et des clôtures urbaines. La solitude est-elle dans les genoux, sous la main, derrière la nuque, sous la langue? Que faire des faux souvenirs? Nous en avons et nous les estimons parfois à ce point que nous aimerions pouvoir les cultiver avec un mode d’emploi. Le faux souvenir n’a que son nom de faux, pour le reste il se déploie de la même manière que le vrai tout comme ont été croisés les mots fiction et réalité pour nous faire croire en la littérature. Le vrai, le faux communiquent désormais entre eux comme les neurones biologiques et artificiels le font depuis peu par internet. Une nouvelle intériorité prend forme, pour le moment, sans capacité de long terme et d’expression.
Comme d’autres ont vécu reins collés au Chaos ou marchant bras dessus bras dessous avec Nyx, je me suis réveillée en pensant qu’il sera de plus en plus exigeant de nous dématérialiser. De laisser choir le réel car plus que jamais nous en aurons besoin. M. me parle souvent en italien. Je ne comprends pas tout mais ce qu’elle dit me traverse et m’oblige à remonter à l’enfance, à interroger la mémoire, les séquences de l’avant et de l’après, la logique qui surgit, s’éloigne comme une femme heureuse, pleine d’arguments et de sensualité. Le calendrier est toujours quotidien, mais il s’enflamme à la moindre information qui chiffre le nombre des cas et des cadavres. Le printemps est à deux brins de lumière. La neige a fondu. Existe-t-il des langues sans futur? Hier, j’ai cherché le nom d’une langue qui serait sans temps de verbe au futur. Je devais prendre un rendez-vous en Espagne avec une traductrice mais je n’arrivais pas à inscrire dans mes pensées l’octobre à venir pour fixer un jour de rencontre. Certes, il y avait en moi une notion de futur mais rien ne me semblait plus probable. Qui serai-je en pensées dans six mois? Quelle partie de notre humanité aurons-nous cautérisée pour nous adapter aux calculs imposés de distance et de surveillance? Molécules de tristesse et de tendresse pronominales.
Mourir ne s’observe jamais du même angle. Mourir donne parfois une impression de murmure. D’abord, un petit bruit de lèvres dit oui, puis lentement les sons, les syllabes se répandent, s’évaporent sans jamais avoir le temps de se rassembler. Zest. Mourir reste aérien. Comment décoder le mouvement des lèvres. Les verbes flottent à l’infinitif dans l’atmosphère, repêchés en douceur trop tardivement repêchés, leur e muet perdu dans le lointain.
Les jours allongent. Nous restons aux confins, c’est-à-dire en danger de toucher ces limites personnelles que sont les murs et les écrans qui nous séparent du désastre et qui, ce faisant, nous relancent dans le vocabulaire de l’art vivant et de la création. Une armée de nous affronte le virus, milliers de combats et d’échardes. Au loin, le futur est un rond-point. Une foule endeuillée attend le printemps dans un croisement de bouches en colère. Ici, nous n’avons pas l’habitude de compter les morts et pourtant depuis un mois, je compte méticuleusement, un peu comme le faisait à Sarajevo le journaliste Paul Marchand dans Sympathie pour le diable. Pour le moment, nous ne faisons pas usage du mot cadavre. Le vocabulaire courant accepte les cas, les infecté.es, les malades, les morts. Nous n’avons pas non plus l’habitude des cercueils. Néanmoins, l’idée des cimetières et de la nudité fascine, s’y déploie dans le faste de la nature et de l’art.
It’s so green. Why would I use darkness to fill the morning? Morning has to be described at the very moment consciousness clashes with light no matter if we wake up at dawn or late at mid-day. The experience of opening the eyes, just a slight instinctive mouvement de la paupière. That experience is called the eye swallowed by the real. The real can be the floor, the ceiling, a portrait of your mother on the wall, your hand fused in time. Time as a breeze under the skin.
À nouveau, le chant des oiseaux. Je ne sais pas si ma voisine est morte. Le vent soulève les feuilles une par une et chacune donne une impression de légèreté avec un bruit inquiétant de frôlement. Une odeur de terre s’installe dans l’air. Le blanc, le gris, le brun s’en vont et la couleur ramène les questions, l’ombre des questions qui n’ont jamais cessé de vaciller en nous depuis les Perses, les Grecs, les humanistes jusqu’à ce que des voix de femmes s’infiltrent entre les biotechnologies et le numérique. Dans trois mois le cycle des petits déjeuners de l’été reprendra, avec un autre chiffre, une autre idée de fin du monde. Des gestes dématérialisés, un peu moins de paroles intimes. Quantique est soudain le mot qui me rapproche le plus de notre avenir et de mon futur. Être à deux endroits à la fois, superposer des états différents d’un même objet, d’une même phrase. « I can push death away like a mother and a future » est une phrase quantique tout comme « Un coup de dé n’abolira jamais le hasard ». Wittgenstein est un écrivain quantique.
J’ai mis mon corps dans un état tel qu’il me faut désormais tout connaître : nébuleuses, nanotechnos, ma chambre, corps réel et corps au-delà des montagnes et de la mer. Corps de nature affublé de pétales et de feuilles alanguies de nuit. Je vis dans l’espace de mon temps de réaction. Quelques secondes et je sais que cela pourrait aller plus vite en moi. J’appartiens désormais au monde des nanosecondes et des permutations sensorielles et sémantiques jadis imperceptibles. Le poème semble vouloir installer son éclairage tout abîme, tout cosmos tout amour là où nous défaillons de certitude. Aujourd’hui : 20,000 morts. Le virus a circulé en Asie, en Iran, puis il a empoigné Bergame, Milan et Venise, Mulhouse, Paris et Madrid comme au temps des guerres napoléoniennes. Bientôt New York. Dans le jardin, la lumière résout en grande partie la difficulté de vivre et adoucit la condition humaine. La lumière répare le sens embouti dans l’aube.
Photos de ciel dégagé et cours d’eau turquoise, elles sont de plus en plus nombreuses sur les réseaux sociaux. Venise, Delhi, Paris renaissent de leurs souillures. Les morts s’accumulent à Broadway. Vieux et vieilles passent de sénescence à mort en un clin d’œil. Les familles ne veillent plus le corps avant, le corps après. Le corona fait synthèse du temps. Dans le jardin, la neige tombe, les flocons s’enivrent de leur ouate mouillée. Les morts tombent et ne refont pas la phrase. Nous appelons ce phénomène : fracture de l’intime par le mental.
Dehors est un mot lumineux. On y entend des voix pleines d’accents et de modulations, le bruit d’une feuille sèche roulant sous l’effet du vent. Le chant de quatre oiseaux : corneille, merle, moineau, rossignol. Le jardin reste en suspens. Page 146 des Carnets de Leonard de Vinci, je retrouve et souligne : « Fais d’abord les os, c’est-à-dire les bras, et montre la puissance motrice en allant de l’épaule au coude, dans toutes ses lignes; puis du coude au bras puis du bras à la main aux doigts. » C’est ainsi que je me plonge dans la cérémonie de l’anatomie et celle du corps d’écriture dont nous avons tant parlé au 20e siècle. Aujourd’hui, je suis dans mon corps du 21e siècle, mais il est possible que cette nuit je retourne dans mon corps du vingtième siècle et que j’y retrouve les bras doux des femmes artistes qui savaient traverser les heures et le silence, d’un coup de crayon soudain, tout comprendre.
Montréal : vingt-trois jours après le tremblement de terre du 6 mars 2020, un autre séisme s’est produit d’une magnitude de 3,6 à 18 kilomètres de profondeur. Il était 3h21. Je me rappelle m’être réveillée, avoir lu quelques pages sur la surveillance panoptique dans La société d’exposition de Bernard E. Harcourt. M’être rendormie après avoir caressé les cheveux de M. Au matin j’ai pensé qu’il nous faudrait une nouvelle mythologie, une musique quantique. Pour le moment, la matière oscille en streaming dans la gorge de dieu. Il y a des monstres translucides.
Nous savons toujours un peu d’où vient le danger. C’est ce que nous concluons. Ne pas savoir qui on est quand on écrit est aussi une solution. Les premières images d’oxygénation commencent à se multiplier. Rien de scientifique, mais les bouches s’offrent. La respiration, le dernier souffle sont transparents comme le plastique. Je reste concentrée, scannant des matériaux de réapparition, interchangeant les répliques à peine esquissées de qui va mourir au milieu des jaquettes et des charlottes bleues. Une seconde encore et je m’entasse dans l’image les yeux pleins d’une douceur alphabétisée et de mon vieux savoir analogique. Je sais d’où vient l’aube.
Les animaux sont apparus dans les villes, un sanglier dans Paris, des singes dans une piscine à Mumbai, un alligator marchant allègrement sur une pelouse de Miami, des moutons dans les rues de Manchester. Une étrange bête donnant l’impression d’un croisement d’espèces traversant une rue de Sydney. Je reste devant mon écran fascinée par l’invasion des quadrupèdes. Plus tard, une méduse nage dans un canal de Venise. Elle est blanche, dodue avec un collier noir de polypes et elle se déplace à l’horizontal. Dehors Montréal est froid, incapable de douceur et de sensualité. Un déconfinement graduel est annoncé pour bientôt. On aiguise ses arguments entre la peur, l’incertitude et l’angoisse. Je suis un organisme vivant.
Maintenant que l’air est nettoyé de son ombre, que le ciel peut être à nouveau dit d’azur pur et que la nuit incite à des stargaze prolongés. Maintenant que le Festival d’Avignon est annulé, l’idée, tout le monde le sait, serait d’exister avec un personnage pour la réalité et un double pour le malheur et la fiction décomposée/recomposée, accompagnée d’objets familiers, contemporains ou anciens : psyché, tourne-disque, cabine téléphonique, paquet de cigarettes, cassette de Mort à Venise, dactylo, briquet, stylo noir. La matière last call des vies. Un personnage pour la lumière, un personnage pour l’opacité. Un soi d’imagination, un soi de souffrance car imaginer abondamment suppose de souffrir. Lorsque je dis que je n’ai pas d’imagination, je sous-entends que je ne me suis pas entraînée à la souffrance, à la sentir venir, à l’observer, à l’expliquer, laissant la langue procéder, précise ou délirante, bouche assoiffée devant l’immensité dénudée. Étalée au fil du temps et des cultures, la souffrance apparaît comme une série de puissantes oscillations entre la raison et l’émotion, le confort et le tourment, la sécurité et la surveillance constante des battements de nos cœurs entre le vrai, le faux, la dématérialisation enivrante et la description des matériaux lourds qui se terrent en nous. Puis cela se voit de loin, tôt ou tard la souffrance, nettoyée de notre ombre, rejoint l’oxygène comme pour un second souffle, elle fait chant du nombre des morts et des étoiles.
Ce sont les premiers vers d’un poème de Gyula Juhász que je lis en avril, d’abord en français puis en hongrois, puis à nouveau en français. Les mots commencent à résonner, d’un côté du miroir à l’autre. « Tavasz ez is, tavasz." dit la première phrase. Je m’attarde sur « is », qui signifie « aussi » dans la langue de Gyula Juhász: « c’est aussi le printemps, le printemps » écrit-il littéralement, à un siècle de moi, en 1920, à Budapest.
Le hongrois est une langue qui n’est parlée que par dix millions d’habitants. Elle n’appartient pas à la famille indo-européenne. Elle ne ressemble à rien de connu, n’offre aucun point d’appui, aucun repère. Sa grammaire a été ma boussole, le dessin, et l’antidote à la fois, d’une réalité désaxée.
La clarté de Paris n’est pas blonde aux premiers jours du printemps, elle grisonne encore, elle grisonne aussi. Et s’éclaircit chaque jour un peu, derrière les vitres fermées. Je me rappelle la clarté matinale de Budapest, au printemps et en automne, je la vois dorée, c’est ainsi que je comprends la « blonde » lumière qu’a couché Juhász sur sa page : « az égen » – dans le ciel – le soleil est blond.
La terre des jardins de Paris est brune et meuble, et prête à se couvrir de fleurs et d’insectes. Les jardins que nous voyons de loin : les grilles sont fermées. Sur les hauts arbres du parc Monceau, il y a sûrement des chatons gris. Et aussi des oiseaux de paradis, et encore des papillons extraordinaires, des poissons volants et les étoiles décrochées du ciel, c’est presque sûr, puisque nous ne pouvons y entrer.
Le traducteur du poème, Tivadar Gorilovics, a choisi de ne pas transcrire « aussi » : c’est le printemps, que pourrait-il y avoir d’autre que le printemps ? Imagine-t-on que l’on vole à ce point la lumière au printemps pour qu’on se rappelle, tout à coup : « mais oui, c’est aussi le printemps » ?
En Hongrie, partout, aux informations, sur les affiches et les autocollants comme ici, la phonétique oblige à écrire « Koronavírus » et cela m’amuse, conjure.
« Pour être le printemps, c’est le printemps.
Pourtant quelque chose est parti »
Les choses ne devraient jamais changer. Et s’il le faut vraiment, accordons-nous sur une exception : rien ne devrait venir tacher le printemps.
« És nem jön vissza többé », « Et plus jamais ne reviendra ».
Budapest est loin, fermée aussi, inaccessible. Nous sommes enfermées à des centaines de kilomètres l’une de l’autre : enfermées chez nous. C’est le printemps ici, je n’aurais pas dû te quitter, lui dis-je à travers l’écran. En hongrois, le mal du pays se dit honvágy, il n’y a pas dans ce mot de maladie ni de douleur. Cela tombe bien, il y en a partout ailleurs.
C’est vrai, nous avons fini par oublier le printemps. Les premiers jours à la maison, nous voulions oublier tout ce qui n’était pas le printemps, nous avions ouvert les fenêtres et éteint la télévision. Le silence de Paris est entré par la fenêtre et s’est installé, a grandi pour devenir énorme. Nous avons rallumé la télévision, la radio, le téléphone. Les chiffres à leur tour se sont installés et papillonnent dans tous les coins de ma tête.
Mon travail est d’écrire des articles d’actualité. D’abord je n’ai rien à en dire et les chiffres parlent tous seuls. J’écris chaque jour : sur un formulaire prérempli par l’administration française, j’écris que chaque jour, je m’engage à ne pas aller au-delà d’un kilomètre, à ne pas tarder, pas plus d’une heure.
La ville est une chambre bien rangée. L’aspirateur a été passé juste avant de partir, on a refermé portes et volets, la poussière retombe lentement du plafond. Parfois le ciel est bas de nuages, le vent fait claquer les drapeaux. Il y a un peu de joie à remontrer l’avenue Hoche jusqu’à l’Arc de Triomphe. Mon masque retiré un instant pour allumer une cigarette s’envole. Je cours après lui, au milieu de la route. Je marche au milieu de la route, près de la place de l’Étoile, en pleine après-midi. Une ambulance mugit souvent quelque part. Et c’est aussi le printemps.
Je commence à comprendre Gyula Juhász.
« Pourtant quelque chose a pris son vol
Et jamais je ne le retrouverai."
Si, bien sûr, nous nous retrouverons, Budapest, le printemps et moi. Ce que je ne retrouverai jamais, c’est l’absence de ce présent-là, son inexistence. J’aurais pu perdre beaucoup, ma vie, celles, ceux que j’aime. J’ai la chance de n’avoir perdu qu’un printemps, volé et envolé, qu’un autre monde, l’ancien, le passé, non pas superposé au présent comme dans un album de photos qui déborde – c’est le genre de présent qui prend toute la place.
Je retrouve le sens des jours. Les hommes sont bel et bien capables de s’habituer à tout. Le quotidien s’installe.
Je remplis autre chose que des formulaires : les pages du journal en ligne qui m’emploie. Hors de question d’écrire un « journal de confinement », comme le font beaucoup de mes confrères et consœurs. Seuls les faits permettent de se raccrocher au réel, et ce réel-là est un monstre fugace et polymorphe. Je parle de la pandémie sous toutes ses coutures. Je ne parle plus que de la pandémie. Des écrans, des masques, des anticorps, des tests, des règlements… De tout ce qui nous donne la nausée à force de le répéter, de tourner en rond autour : pêle-mêle, les fragments exotiques des jours.
Gyula Juhász insiste :
« Valami mégis elmúlt », « Pourtant quelque chose a disparu ».
Nous avons l’audace de former des projets. « Quand tout sera fini », nous irons au café, au cinéma, à la mer, au musée, en randonnée, nous prendrons le train, le métro et l’avion.
Un jour, je suis prise par la nostalgie de simplement traverser Paris en autobus. Un autre jour, j’espère que le fracas de la circulation ne reviendra jamais sous mes fenêtres. Les Parisiens ne trouvent plus ni farine ni levure, parlent de 1940 dans les files d’attente pour entrer à la supérette, on éclate de rire. Ça ne peut pas être réel. Non. Tout ce que nous connaissons, les futilités qui font les luxes de la vie dans les pays riches, ne peuvent pas nous être retirées. Ça n’existe pas.
La preuve. Quand la farine revient dans les rayons des supermarchés, nous n’en achetons pas. Quand les cafés et les cinémas rouvrent leurs portes, nous y allons comme si de rien n’était. Ni hâte ni joie. Nous avons déjà oublié. C’est l’été. Le printemps est parti comme une ombre. La télévision ressasse : « ce n’est pas fini ». Le printemps, lui, est terminé. C’est la plus importante crise que le monde ait eu à traverser depuis 75 ans, ce n’est pas fini, il faudra du temps, des années, c’est ce que j’écris sans en saisir la réalité ; c’était aussi le printemps.
« És nem tudom a sírját…" « Et je ne connais pas sa tombe…"
Nous avons tous espéré un jour ou l’autre la fin du monde. Par caprice ou mouvement d’humeur. Privés de crises et de guerres, en grands enfants gâtés, nous les désirions. Qu’enfin il se passe quelque chose, qu’enfin notre histoire s’écrive !
Nous dirons à nos propres enfants qu’ils sont gâtés, de n’avoir pas connu le printemps de cette année. Nous exagérerons peut-être, ou nous tairons d’autres choses, nous n’avons pas tous vu la mort. Nous n’avons pas tout vu. Plus tard, bien plus tard, « quand tout sera fini », nous chercherons la tombe où reposent les mois du printemps et pour beaucoup nos yeux resteront secs. Nous chercherons les mots :
« À mon violon il manque une corde
Qui s’est cassée."
Le poème s’achève ici en français mais se poursuit en fait sur quelques vers, que la traduction a éludés. Ces vers disent que tout est là, tout de même.
Nous avons entendu et même prononcé de beaux discours, de solennelles paroles. Nous l’avons juré, rien ne serait plus comme avant. Nous allions changer, nous avions appris. Nous n’avons rien appris, nous n’avons pas changé. C’est pourquoi tout redeviendra comme avant, c’est pourquoi nous ne perdons pas la tête.
Les vers manquants du poème de Juhász disent le caractère éternel de l’infiniment petit. Notre impuissance, notre petitesse, la victoire de ce que nous ne saisirons jamais. La lumière tout à coup différente renvoyée par le monde et qui le fait changer de couleur, devenir le printemps. Le parfum des jeunes femmes élégantes que l’on croise à Paris, aussi invisible et volatile que les micro-organismes assassins. L’air qui, imperceptiblement, se réchauffe. Des millions de secondes partagées par des millions de corps. Une harmonie qui nous échappe et que nous sommes, heureusement, impuissants à perturber.
« Mais le ciel est toujours azur,
Mais la terre est toujours violette,
Mais les femmes flottent toujours,
C’est aussi le printemps, le printemps…"
« C’est bien le printemps », Gyula Juhász, traduit du hongrois par T. Gorilovics, in Guillevic, Mes poètes hongrois, Budapest, Corvina, 1977. ↑
Le virus se répand
Mais pas celui qu’on croit :
Un virus qui s’entend
Un virus qui se voit
Un virus pénétrant
Et un virus adroit
Qui passe dans le sang
Au point le plus étroit :
Sur les chaînes d’infos
Il enfle il erre il mute
Non stop sur les réseaux
Il tue dès qu’il débute
On ne peut s’en défaire :
La rumeur millénaire
Soyons bons citoyens ne sortons pas
Soyons bons citoyens sortons voter
Soyons bons citoyens dans les deux cas
Restons pour sortir sortons pour rester
La logique en nous devra s’adapter
Aux raisonnements boiteux de l’État
Bons citoyens c’est à nous d’accepter
L’esprit disruptif du social contrat
Ô Jean-Jacques qu’eût dit votre grande âme :
« Vous voulez l’obstacle et la transparence
Vous désirez le lien et la distance
Vous cherchez le remède dans le drame »
Je ne suis pas Rousseau je dirai juste
Qu’où l’on choisit mal là le mal s’incruste
C’est l’exode immobile
L’exode sans exode
Chacun trouve un asile
Avec son digicode
La ville est dans la ville
Nulle armée n’inféode
Paris ni ne défile
Avec haine et méthode
C’est l’exode à l’envers
Il faut rentrer chez soi
En vertu de la loi
Et vivre deux hivers
Quand le printemps est là –
Cet exode m’ira !
Et enfin
Le silence
Parisien
Qui commence !
Aucun train
Plus d’urgence
Tout est plein
De distance –
Le jour fait
Moins de bruit
Que la nuit –
Tout se tait –
Quel bonheur
Dans la peur !
Les nuits sont aphones
Mais des chants vaudous
Montent jusqu’à nous
Clairs et monotones
Camés et marlous
Suivis de démones
Prient les belladones
D’apaiser leur toux
Ils sont le vestige
De l’humanité
Et ont mérité
De voir ce prodige :
Le monde désert
Qui leur est offert
Un ex-ministre est mort
Une caissière est morte
Le fléau de la sorte
Nous mettra tous d’accord
De l’humble ni du fort
Il n’est dit qu’il ressorte
Indemne par la porte
Où l’a conduit le sort
Dans Milton ou Shakespeare
Cherchez l’analogie
Mais notre temps est pire
Où la technologie
Fit oublier la mort
Et à l’humble et au fort
Le discours de la Reine
A fait pleurer la France
Retombée en enfance
Sous le coup de la peine
Toute la mise en scène
De la mâle éloquence
De notre Présidence
À côté paraît vaine
Au pays de Cromwell
Elizabeth modèle
Les cœurs et la raison
Si bien que sous la Manche
Pour elle on pleure et flanche
Au pays de Danton
Je pense à ceux et celles qui s’aiment de loin
Ayant perdu le toit commun de leur amour
Je pense à ceux et celles qui n’ont plus de train
Et qui perdant l’aller vont manquer le retour
À ceux et celles qui se disent à demain
Comme si le fléau n’était plus qu’un long jour
Un long jour où leur cœur solitaire est trop plein
Un cœur trop plein de perte en son propre séjour
Qui dirait qu’un printemps fût le temps des adieux
Qui dirait qu’un printemps fût la saison d’absence
Où deux êtres humains ne peuvent être à deux
Et où le temps s’anéantit dans la distance
Si vous aimez de loin laissez passer les heures
Et au lieu de compter ravivez les meilleures
Hello Dad
Je t’écris
de Paris
mais la terre
tout entière
est malade
J’ai pensé
à Phnom Penh
déserté
ta trentaine
commencée
Et j’égrène
le collier
de ma peine
Sans contact les paiements
Sans contact les bonjours
Sans contact les discours
Sans contact les amants
Sans contact les parents
Sans contact les secours
Sans contact sont les sourds
Sans contact les voyants
Sans contact l’accolade
Au malheureux malade
Sans contact le pleurer –
Marie de Magdala
Noli me tangere
Non ne me touche pas
Ni Pessah ni Carême
Ne sont de vains mots cette année
Et nous vivrons la traversée
Du désert sans dilemme
L’existence elle-même
Comme la manne est rationnée
Et au jardin de Gat Šmānê
Chacun prie pour qu’on l’aime
Notre monde est désert
L’âme désœuvrée s’y confine
Et le mal ne vient pas de Chine
Partout le mal appert
Et ni Pessah ni le Carême
N’ont vaincu le problème
Je suis le voyageur de la terre étrangère
Pensait-il près du puits
Combien de jours faut-il pour trouver la frontière
Combien faut-il de nuits
Après tout je suis bien ici près de mes chèvres
Que je fais boire au puits
Moi-même j’ai besoin d’eau le jour et des lèvres
De Séphora les nuits
Je suis mieux en berger dans ce pays aride
Qu’en prince préparant sa propre pyramide –
Parmi les dunes claires
Le troupeau s’éloignait Le ciel virait au rose
Le berger s’attardait Il vit que quelque chose
Brûlait entre deux pierres
Premier matin
Du renouveau
Dans le tombeau
On ne voit rien
Premier matin
Pas un Romain
Rien qu’un oiseau
Le temps est beau
Tout est serein
Premier matin
Mais où est-il ?
Nul ne l’a su
Corps volatil
Mais où est-il ?
Le vin est bu
Ô sang subtil
Il est venu
Le vin est bu
J’ai vu des CRS
Pisser contre le mur
J’ai vu le prêtre impur
Vendre son vin de messe
Et j’ai vu la mairesse
En vêtements d’azur
Prédire le futur
Parmi la foule en liesse
Les jours se font plus longs
Passerez-vous saisons ?
Finirez-vous châteaux ?
La seconde venue
Semblait très attendue
D’un messie sur les eaux
Il est arrivé quelque part entre 1952 et 1959. Je ne connais pas la date exacte, il lui a fallu longtemps pour bien prendre sa place. Ses premières années ont été tumultueuses. Il était alors bien vu de couper les villes avec des autoroutes. La promesse d’un avenir plus grand, plus efficace, plus rapide. Lui, au centre de ce remue-ménage, restait étrangement paisible dans cette tendre et brutale enfance de l’innovation urbaine, contemplant le flot des voitures, toujours croissant, défiler. Il aura fallu longtemps avant que quelqu’un le remarque. Il était là, pourtant, un rejeton de l’autoroute Métropolitaine.
Les années qui ont suivi son apparition — puisque personne ne l’avait véritablement planifié, voulu, ou même imaginé, l'« apparition » me semble plus à propos que le seraient « sa construction » ou « sa mise en œuvre », qui me paraissent trop présomptueuses — l’ont plongé dans une apparente immobilité malgré l’agitation permanente qui l’enserrait. Un nuage gazeux, cadeau des trop bruyants silencieux, l’enveloppait sans réelle relâche. Heureusement pour lui, il ne souffrait pas de cette odeur accablante. Je suis souvent allée lui rendre visite et je peux confirmer que l’inspiration profonde n’y était pas recommandée. Cela n’empêchait pas les animaux de rôder un peu partout, certains de manière récurrente ; de petits mammifères et des oiseaux, surtout. Des insectes aussi, j’oserais même dire en profusion. Malheureusement, l’asphalte dont on l’avait recouvert dès ses premiers jours était peu compatible avec la croissance d’une flore plus accueillante pour les plus grandes espèces.
Je l’ai rencontré pour vrai en 2015, même si je le côtoyais déjà, d’une certaine façon, depuis longtemps. Au volant de ma voiture, je lui jetais régulièrement des regards furtifs en le longeant à grande vitesse ou d’autres plus las, lorsque l’embouteillage forçait un rythme plus lent, sans jamais m’arrêter cependant. C’était d’ailleurs le cas pour la plupart des gens. Rares étaient ceux qui lui rendaient vraiment visite. Oh, il y avait bien ceux qui travaillaient dans les parages et qui s’y promenaient de temps à autre pour se dégourdir les jambes pendant la pause du midi, profitant de l’occasion pour griller cigarettes et autres substances fumigènes. L’après-midi devait leur sembler plus doux, j’imagine. D’autres encore y allaient parfois, plus secrètement, pour se défaire de déchets ou tester l’accélérateur de leur voiture, surtout la nuit, quand personne ne les regardait. Mais, moi, j’y suis allée pour le vrai, cet été-là, à pied, en pleine canicule, avec la ferme intention de faire connaissance. Comme je cherchais à mieux comprendre le désœuvrement du paysage dans la ville, je voulais l’examiner de fond en comble et apprendre à le connaître dans tous ses recoins. Je ne peux pas dire que je le trouvais particulièrement beau, mais il me semblait mériter une attention sincère, comme personne, sans doute, ne lui avait conférée auparavant. J’ai marché le long de sa clôture et escaladé le tas de gravier qu’un entrepreneur de voies et chaussées avait déchargé l’été précédent, puis je suis longuement restée assise à observer les multiples lignes qui craquaient sa surface, comme si sa croûte terrestre en avait soudainement eu assez. J’y suis retournée l’été suivant. Des mûres avaient poussé sur le tas de gravier, j’en ai mangé à me donner mal au ventre. J’y suis retournée régulièrement, au gré des saisons, l’hiver y était plus engourdi et d’une blancheur surprenante.
Un autre terrain vague dans une situation semblable à la sienne a été démoli il y a quelques années, sur la Rive-Sud, près du pont. C’est bien dommage. Peu de terrains vagues survivent au marteau piqueur en ces nouvelles années de développement. Surtout en banlieue. C’est maintenant là que la question des transports se joue, tout comme cet incessant besoin de nouvelles activités commerciales. Nouvelles, mais pareilles aux autres. Si je croyais d’abord que c’était l’affaire de la banlieue, je n’en suis plus si certaine. Si j’étais convaincue que son emplacement géographique le garderait à l’abri des bulldozers (qui serait assez fou pour s’y installer, maintenant qu’il n’y a plus que des embouteillages à longueur de semaine ?), le même sort l’attend pourtant. Les opinions sur la chose divergent, bien entendu, mais on l’éventrera tout de même pour faire place à ce qui sera sans doute une architecture médiocre, avec trop de stationnements et trop peu de verdure. Il m’est difficile d’admettre que ce paysage urbain tranquille, qui ne requiert absolument rien, qui fait sens en lui-même et pour lui-même, disparaitra au bénéfice de sens uniques qui ne mènent nulle part.
De fait, les pelles mécaniques et les camions sont arrivés l’automne dernier. Les mûres ont été les premières à partir. Après toutes ces années aux abords de l’autoroute et à cause des industries qui s’étaient installées à ses côtés au fil du temps, son sol était contaminé, évidemment. La première chose à faire était donc de creuser, de retourner la terre. À vrai dire, cette cure de rajeunissement n’était pas une mauvaise chose. L’aération du sol est une technique éprouvée pour en améliorer la condition. Mais il ne s’agissait pas ici d’une entreprise agricole. On prévoyait plutôt exploiter sa superficie entière pour récolter taxes municipales et autres revenus fonciers. Les promoteurs du projet se vantaient déjà du fait qu’il ferait compétition à ses cousins des couronnes sud et nord, disparus sous les centres commerciaux et autres structures globalisantes, s’en enorgueillissant comme s’ils allaient construire un nouveau midtown new-yorkais.
Quand est arrivé le mois de mars, la chance lui a souri. En plein printemps, sans crier gare, tout s’est arrêté. Plus de camions. Plus de pelles. Rien que les sept grues en place, immobiles comme des bêtes de métal figées. Et presque plus de voitures sur l’autoroute. Toutes les heures, dans les bulletins de nouvelles, on nous répétait qu’il y avait quelque chose de dangereux qui flottait dans l’air. Comme si l’air n’avait pas toujours été mauvais autour de lui — et autour de nous, par ricochet. Mais bon, il semble que ça, ça ne comptait pas vraiment. De toute évidence, la dangerosité est un indice d’évaluation ouvert à l’interprétation. Cette nouvelle contamination, par exemple, si elle était inquiétante pour nous, paraissait plutôt bienfaisante pour sa situation. En nous forçant au confinement, elle paralysait, du même coup, les travaux et l’asphyxie qui le condamnaient. Une pandémie en guise de baume. Il avait trop été écorché au cours des mois précédents pour que cette nouvelle quiétude lui permette de retrouver sa gaillardise habituelle, mais les goélands sont vite revenus, lui redonnant un air de légèreté.
La chance lui a souri, le temps d’un printemps. Mais le vent change à nouveau. Les voitures redémarrent, la surveillance de chantier aussi. Ce qui nous avait semblé mortel s’évapore. Et ce qui lui était mortel revient. Pas tout à fait comme avant, mais à peu de choses près. Cela dit, pour l’aventure immobilière, tout est incertain, si bien qu’on ne sait plus exactement quoi faire de ce terrain vague à demi éventré. Le gaver d’activités lucratives n’est peut-être plus une solution suffisamment viable pour l’appétit du capital. En attendant que les promoteurs y voient clair, les fleurs en profitent pour effectuer un retour victorieux.
Son paysage est désordonné, il donne une apparence de disponibilité, j’en conviens. Mais il est résilient. Plutôt que de l’assaillir à nouveau à coups de trous et de béton armé, donnons-lui encore quelques mois et il pourra s’affairer à garnir son petit royaume de vergerettes annuelles et de potentilles dressées. Il ne s’agit peut-être que d’un aperçu de sa possible résurrection, mais il est patient. Si la première vague l’a libéré momentanément, il attend maintenant la prochaine. Ce sera peut-être la bonne. Peut-être lui permettra-t-elle d’éviter une mort définitive pour qu’il puisse encore, à l’aube de ses 70 ans, accueillir le saut des sauterelles.
Ce texte a été rédigé à l’été 2020, dans l’entre-deux vagues. S’il avait été écrit quelques semaines plus tard, c’est à un éloge funèbre qu’il aurait fallu penser. La seconde vague de la COVID-19 ne sera finalement pas arrivée à protéger le CO-TV087.
Une créature se confie à nous. Elle raconte la construction de son terrier. Avec force détails, elle nous entraîne dans son monde souterrain : les dédales complexes qu’elle a bâtis pour tromper ses ennemis, les multiples boyaux et embranchements qui mènent aux places fortes et au garde-manger, la couche de mousse dissimulant l’entrée de son gîte.
Quoi de mieux, me suis-je dit, au moment où la pandémie battait son plein, que de relire Le terrier de Kafka? Sans doute, cette « confession d’un confiné » me fournirait-elle les outils pour mieux comprendre l’enfermement et son action sur la conscience? En m’imprégnant des pensées de cette bête craintive, peut-être apprendrais-je même à remonter le cours des dérives où la peur nous entraîne?
Car la créature raisonne. Elle est menacée. Des prédateurs, dont nous ne savons presque rien, sinon qu’ils ont un museau, des dents et des griffes, la guettent, invisibles. Alors, pour se protéger, l’animal creuse. Tout en se dévouant à sa besogne, il réfléchit, il orchestre d’incessants débats avec lui-même : la couche de mousse qui recouvre l’entrée est-elle assez épaisse? Pas assez pour empêcher l’ennemi d’entrer. Pourtant, s’il la renforçait, il mettrait sa fuite en péril, s’il venait à être attaqué. Et le labyrinthe, à l’entrée du terrier, censé désorienter les intrus, représente-t-il une défense efficace? Ce leurre, qui le ramène à une époque ancienne, ne trahit-il pas un stratagème d’amateur? Pour tromper l’agresseur, ne serait-il pas plus sage d’entreprendre de nouveaux travaux et de déplacer l’entrée beaucoup plus loin, là où personne ne soupçonnerait l’existence d’un terrier?
Nous suivons la créature, nous accompagnons les circonvolutions de ses pensées et nous comprenons son désir : « Ah! qu’il fait bon, quand l’âge vient, avoir un terrier comme le mien! Qu’il fait bon se mettre à l’abri quand on sent l’automne approcher1! » Cette protection, seul le terrier pourrait la lui apporter. Pourtant, l’animal a beau perfectionner sa citadelle, colmater les brèches, solidifier la place forte, le danger demeure. Rien, semble-t-il, ne peut le sauver du monde.
Nous pourrions aisément, alertés uniquement par cette voix inquiète, nous convaincre que son existence se concentre tout entière sur un seul but : atteindre la sécurité absolue. L’animal ne serait donc que cela : une existence, mue par le simple désir de persévérer dans l’être. Les raisonnements vers lesquels, à sa suite, nous sommes attirés, n’auraient pas plus de vigueur que les excroissances d’une volonté fébrile, dispersée dans tous les recoins du monde, incapable de rejoindre sa première incarnation.
Dans le paysage que dessine cette imagination sinueuse se profilent à la fois le terrier, où se confine la créature, et les menaces qui l’assaillent, reflets difformes de cet univers souterrain. Le danger – l’écho qui semble émaner de la terre elle-même – n’a pas été engendré par la conscience de l’animal, mais il en est l’enveloppe. Tantôt docile, il suit ses mouvements, ses intimations à la violence; tantôt, excité par sa peur, il l’enserre, l’exile au fond d’elle-même.
Même si nous supposions à la créature un autre désir – celui de la liberté, par exemple – nous serions bientôt ramenés à la logique de la sécurité. Car, pour être libre, ne faut-il pas avoir l’esprit tranquille? Ne faut-il pas être protégé? Rien, en effet, ne nous asservit plus que la peur. L’incertitude ensevelit nos projets, l’inconnu traque nos pensées, les encercle, les dévore. Sans abri, comment maîtriser notre existence? Le prix de la liberté serait donc le confinement.
Le danger – prédateur sanguinaire, ombre, rumeur ou vermine – existait-il avant que l’animal entreprenne son grand projet? La question, peut-être, avait autrefois un sens. Mais aujourd’hui, le terrier existe. Qui saurait dire si le danger subsisterait sans lui? Nés de la même conscience, affairée, besogneuse, aveugle à tout ce qui entrave son œuvre, l’imminence de la mort et le lieu qui lui résiste évoluent côte à côte. Ils font obstacle à notre pensée. Ils désamorcent nos raisonnements : celui qui cherche à séparer le terrier de l’ennemi et celui, mécanique, qui voudrait que l’un soit simplement un effet de l’autre.
Cette aporie, pourtant, n’est pas celle qui préoccupe la créature. Elle n’est peut-être pas non plus celle que voulait nous léguer Kafka. La sécurité, la peur, signalent l’entrée du terrier. Nous nous y entendons tous en menaces, nous comprenons d’emblée le besoin de construire. Élever des tours, creuser des fossés, dresser des barricades, c’est une besogne qui nous est familière. Nous en reconnaissons d’emblée les mérites. Peu importe, d’ailleurs, la teneur ou l’imminence du danger. Il suffit qu’on le soupçonne.
Mais le terrier, insiste la créature, n’est pas un simple refuge : « N’est-ce pas une marque de grand mépris pour le terrier que de le considérer seulement, sous l’influence d’une crainte nerveuse momentanée, comme un trou dans lequel on doit se faufiler avec le plus de sûreté possible2? » Dès lors que s’élèvent les remparts, la violence imminente ne saurait plus être étouffée. Pour échapper au danger, une seule issue demeure : renoncer à la citadelle. Plutôt que d’y chercher la protection où s’abîment les efforts de l’existence, il faudrait se réconcilier avec le lieu qu’elle occupe et sur lequel affleure encore la présence. Le terrier, alors, excède sa fonction. Il est, non pas l’abri de la créature, mais son œuvre. Elle y cherche, non pas la protection, mais le salut : « je sais que c’est ici mon château fort… qui ne saurait appartenir à nul autre qu’à moi et je puis recevoir ici en paix la blessure mortelle de l’ennemi, car mon sang coulera ici dans un sol qui m’appartient et il ne sera pas perdu3. »
Si nous dépassons la logique de la menace et nous éloignons de la réponse qu’elle exige, que nous reste-t-il pour cheminer dans le texte de Kafka?
Notre point de départ pourrait être celui-ci : dans ce récit, il est question d’autre chose que d’un terrier et d’une créature terrorisée par une foule d’ennemis, réels ou imaginaires. Certains feront remarquer qu’en allemand, le titre de la nouvelle, Der Bau, évoque le nom de Felice Bauer avec laquelle, dix ans avant la rédaction du Terrier, il avait cherché à bâtir un couple4. Le terrier, ce serait donc l’autre, la femme, la matrice. En effet, par sa forme autant que par sa fonction, n’évoque-t-il pas la chaleur protectrice de l’utérus? On pourrait, pour étayer cette hypothèse, relever les passages où il est question de confort, de silence, d’aliments qui, dégringolant dans les boyaux du terrier, tombent tout naturellement sous la dent de la créature.
Si une telle interprétation nous paraît trop simpliste, peut-être serait-il plus éclairant de rapprocher le terrier de l’esprit qui l’a conçu. Ses galeries, ses labyrinthes seraient non seulement l’empreinte physique de la créature sur terre, mais également la projection des méandres de sa pensée. Le terrier serait son double : « la fragilité du terrier m’a rendu sensible et fragile, ses blessures me font mal comme si c’étaient les miennes5. » Plus encore, il représenterait l’incarnation même de l’écrivain dans le monde. La citadelle souterraine ne serait qu’une allégorie de l’œuvre littéraire en devenir. La créature, en effet, ne rêve-t-elle pas à une œuvre parfaite, élaborée systématiquement, réalisée à partir d’une stratégie détaillée et dont l’exécution obéirait, à la lettre, au plan qu’elle s’est fixé? « La première chose qu’il faudrait faire serait de réviser le terrain soigneusement, d’examiner toutes ses ressources défensives, d’élaborer un plan de la défense et un plan du terrier qui s’y adaptât bien, puis de s’atteler à la besogne avec une ardeur de jeune homme6. »
Le texte, comme le terrier, est une œuvre sans commencement. Son auteur ne la découvre jamais comme une idée scintillante à laquelle il suffirait d’ajouter l’inconstance du réel; il la rencontre plutôt comme un chantier qu’on a entamé sans lui. Avant même qu’il entre en scène, on a vu se dessiner le profil d’une charpente, l’ombre que projettera sur la terre l’œuvre achevée. Comme la créature dans son souterrain, l’écrivain tâtonne, il recueille des bouts d’existence dont il espère trouver le fil conducteur. C’est de cette rhapsodie d’images, d’apparitions étranges ou malfaisantes qu’émergera l’ensemble dans lequel, avec un peu de chance, se dévoilera l’âme rapaillée de l’auteur.
Mais une telle interprétation, convaincante, peut-être, aux yeux de certains, a le défaut d’interrompre l’enchaînement des images et de figer l’attention du lecteur dans un instant théorique. Le texte s’effondre, la voix du terrier s’éteint. Lorsque l’idée dit plus que le texte, l’espace dans lequel se maintient le lecteur – entre la vie des mots et les catégories, étroites ou vigoureuses, qui meublent son quotidien – se referme. Nous voici prisonniers et le texte s’est tu. Il ne nous reste plus qu’à descendre, dociles, la pente douce où sont signalés, en lettres lumineuses, les repères qui abolissent le doute.
Nous cherchons l’allégorie parce qu’elle nous paraît investie d’une signification salutaire. Et Kafka semble, pour un temps, nous entraîner sur son chemin. Mais la métaphore, aussitôt suggérée, est écartée, abandonnée au profit d’une rencontre immédiate avec les objets et le présent. Peut-être avons-nous cru un moment que le terrier représentait l’œuvre littéraire? L’écrivain quitte son récit, comme la créature son logis, pour mieux le contempler, pour se représenter lui-même, enveloppé par sa création. Lorsqu’il retourne dans son œuvre-terrier, il est submergé par la joie de retrouver le silence, l’intimité de sa voix sans écho. Puis, l’inquiétude, sous la forme d’un sifflement – le doute de l’écrivain? – ne tarde pas à revenir. À chaque étape, des parallèles subtils semblent confirmer cette hypothèse.
Mais Kafka nie à la métaphore sa souveraineté. Aussitôt que naît un symbole, il se trouve déstabilisé, contesté, bouleversé. Le monde ne peut se réduire à une interprétation linéaire et le texte excède les remparts de sens qu’élèvent autour de lui les images. Voilà pourquoi, selon Yves Bonnefoy, le travail de Kafka relève de l’espoir poétique : comme ce dernier, son écriture témoigne d’une « obstination à s’opposer sans répit ni fin aux pseudo-positivités de la métaphore et du symbolisme7. »
Si le texte nous ramène à la matière des mots et à la ténacité de la conscience, ce n’est pas pour nous dire qu’il existe une multiplicité d’interprétations et qu’aucune ne saurait être érigée au-dessus des autres. C’est plutôt pour nous intimer à reconnaître que l’œuvre ne demande pas à être interprétée. La voix de la créature, nous l’écoutons comme un témoignage qui ne nous était pas destiné. Elle n’exige pas de nous un second discours, comme si, pour nous saisir de son sens, nous devions à tout prix l’arrimer à d’anciennes croyances. Contentons-nous simplement d’épouser son mouvement sans chercher, dans ses confidences, un quelconque au-delà. Peut-être qu’après tout, le terrier n’est qu’un terrier.
Pourquoi, alors, ce récit? Pourquoi cette créature et les descriptions minutieuses de son antre souterrain? Pourquoi cette voix inquiète, spéculant sur les origines d’un sifflement mystérieux, redoutant l’attaque d’un ennemi qui ne vient jamais? Et si, dans cette résistance à la tentation symbolique, il y avait chez Kafka, le désir d’un « retour vrai à l’expérience de l’immédiat8 »? Et si les méandres de cette pensée insoumise n’espéraient rien de plus que d’éprouver une œuvre dans tous les instants de sa création?
Le projet de Kafka n’est pas de nous offrir, dans le terrier, une représentation de l’œuvre, mais bien plutôt de dépasser toute représentation en faisant de l’écriture le lieu de la vie même. Le terrier, alors, n’est pas un procédé détourné pour explorer le rapport entre l’écrivain et son texte, mais l’expérience même d’une création, l’effort, vivant et impossible, d’un auteur se lovant dans son ouvrage.
À quoi ressemblerait un récit qui deviendrait, peu à peu, pour son auteur, non pas l’écran sur lequel il projetterait sa vie intérieure, mais sa vie intérieure elle-même, dans le mouvement où elle se crée? Voilà, peut-être, la question à laquelle Le Terrier se destinerait à répondre, si tant est qu’il adressait au lecteur une parole et l’espoir d’une reconnaissance. Mais Le Terrier, il me semble, n’a pas été écrit pour être lu. Il a été, pour son auteur, la recherche délibérée, au cœur même de la conscience, d’une vie amplifiée d’où émergerait, préfigurée par l’effort des mots et de l’imagination, une nouvelle expérience du sensible.
Le Terrier, Kafka ne l’a pas voulu comme un texte, c’est-à-dire comme un objet susceptible de rencontrer une autre présence. Il n’y a cherché que lui-même, et ce que nous y découvrons, c’est le cheminement vers une intériorité vertigineuse, épurée de toute vie étrangère. Sans visage, dénué de contours visibles, Le Terrier n’est qu’un chantier de la conscience. Récit qui se retire, tourné vers une durée dont ne peut témoigner que celui qui s’annonce en lui, il fait l’hypothèse d’une œuvre entièrement repliée sur elle-même, non parce qu’elle se serait hissée au-dessus de l’existence, mais parce qu’il ne se trouverait plus rien dans la vie que l’œuvre n’ait déjà fait naître. À cet ouvrage répond une conscience libre, déroulant seule, puisé dans l’enchevêtrement des mots, l’écheveau du temps. Si nous, lecteurs, ne pouvons pénétrer dans cette citadelle intérieure, du moins pouvons-nous en deviner les contours et pressentir l’utopie d’une œuvre entière – entière, non parce qu’elle absorbe tout l’univers, mais parce que, existant intégralement pour elle-même, elle est devenue l’égale de l’univers.
Cette expérience de lui-même, Kafka la suscite dans la solitude. Mais il ne faudrait pas croire qu’il cherche dans le confinement la condition de l’œuvre. Il ne nous enseigne pas non plus que l’homme est l’auteur de sa réclusion, ni qu’il lui est loisible de la choisir, comme si cette dernière n’était qu’un « état mental », et qu’il nous suffisait, pour nous en éloigner, de nous rêver ailleurs, de retrouver dans nos paysages intérieurs un espace sans contrainte, ouvert au désir. L’imagination, certes, offre au prisonnier une voie de secours. Rimbaud nous l’a appris, lui qui admirait le « forçat intraitable » et qui décelait, du fond de son abîme, les visions stériles de la liberté rêvée : « Je voyais, avec son idée, le ciel bleu et le travail fleuri de la campagne9. » Mais Kafka nous fait entrevoir la possibilité d’une création affranchie de tout ce qui tient lieu de réalité. Si l’écriture dessine les contours d’un terrier, ce n’est pas parce qu’elle est un déni du monde, dont elle rejetterait les tentations et les méandres, c’est parce que le pouvoir dont elle est investie produit un monde dont la lumière, si proche de notre refuge intime, rend invisible la pâle lueur du réel.
On a bien l’impression, en lisant le texte de Kafka, qu’il s’ingénie à traiter tout ce que contient le monde – sifflement, rumeur ou animal – en ennemi. Mais son contentieux n’est pas avec l’univers. Indifférente aux bruissements affairés qui l’entourent, la voix du terrier n’a qu’une inquiétude : déployer, depuis son énergie première, tout ce qui existe en elle. Elle ne rêve pas d’être pure, mais d’être entière.
Seulement voilà : même lorsque la voix semble, moment après moment, vouée à sa progression dans le temps, entièrement absorbée par sa nature intime, un autre regard la suit, épouse les contours de son recueillement. Du possible qu’elle a créé – sa présence – est né un autre possible : le témoin. Dans le terrier, un sifflement, surgi de nulle part, occupe sa conscience. Elle a eu beau réduire son œuvre à sa plus simple expression, plier et replier sur elle-même la feuille où elle s’écrit, un reste demeure : « Il vient quelqu’un10. »
Imaginons l’auteur, seul, dans sa chambre, le regard absorbé par les mots qui s’inscrivent, tantôt péniblement, tantôt emportés par la peur, sur son carnet. L’écriture peut-elle remplacer la vie? Cette question, ce ne peut être que nous, étrangers, qui la posons. L’écrivain, lui, n’a d’autre souci que d’exister. Le Terrier n’est pas un texte, mais une expérience, un dispositif permettant à sa conscience d’advenir à elle-même. Il lui permet de fixer ses pensées et, par la puissance matérielle des mots, de leur offrir, en miroir, sa présence.
Il nous semble alors, à nous, lecteurs, que Kafka pousse le texte à lui céder ce que, sans l’autre, il ne saurait accomplir : la reconnaissance. De ce geste désespéré émerge une écriture qui voudrait nous entraîner dans un au-delà de la représentation. Autrefois images du monde, les mots se trouvent désarrimés de leur objet. Ils ne sont plus que la mise en œuvre d’une vie intérieure, tout entière nourrie des voix qui la traversent.
Voilà pourquoi, dans cette écriture sans attaches et sans origine, il ne se passe, en apparence, presque rien. La créature, animée par la peur, construit et raconte ce qu’elle construit. Elle élabore des stratagèmes, rêve d’une paix absolue et se tourmente de ne pouvoir l’atteindre. Dans Le Terrier, rien n’arrive, même pas l’autre. Cette issue, Kafka n’en a probablement pas fait le projet. Mais dans le désir vertigineux d’une œuvre autonome, existant par elle-même parce que l’auteur n’y a mis que lui-même, Le Terrier rappelle le rêve de Flaubert : « Ce qui me semble beau, ce que je voudrais faire, c’est un livre sur rien, un livre sans attache extérieure, qui se tiendrait de lui-même par la force interne de son style, comme la terre sans être soutenue se tient en l’air, un livre qui n’aurait presque pas de sujet ou du moins où le sujet serait presque invisible, si cela se peut. Les œuvres les plus belles sont celles où il y a le moins de matière11. »
L’ambition, ici, n’en est pas une de style, mais d’existence : puis-je mettre dans l’écriture suffisamment de moi-même pour n’avoir plus à chercher dans le monde aucune autre consolation? Le texte peut-il, à lui seul, contenir ma présence et me permettre ainsi de m’y recueillir tout entier?
Kafka se doutait bien que ce solipsisme de la résistance serait voué à l’échec. Car l’œuvre ne peut, à moins d’abandonner le désir de faire sens, échapper à la logique de la représentation. Dans le récit se dessine en creux la présence de celui qui en reconnaîtra le signe. Avec l’écriture surgit l’annonce d’une rencontre : « Il vient quelqu’un ». Mais en invoquant une autre présence, l’œuvre s’expose aussi à la correction et doit renoncer au pouvoir de se posséder. Elle se voit observée, scrutée, modifiée par le regard étranger. Loin de procurer à l’écrivain un refuge – le monde où le créateur-créature serait seul maître, parce qu’il aurait construit son livre non pas hors de lui, mais autour de lui – la création le rend à l’univers.
Au terme de notre cheminement, nous devons bien nous rendre à l’évidence : nous ne sommes jamais entrés dans le terrier. Nos questions, nos hypothèses, nous aurons permis, tout au plus, d’en explorer les abords. Cela signifie-t-il que Le Terrier est destiné à demeurer un texte étranger, un texte qui résiste, non à l’analyse, mais à l’expérience du lecteur?
J’ai lu ce récit à plusieurs périodes de ma vie : à vingt ans, lorsque j’étais étudiant, puis à trente ans, au moment où je cherchais un guide pour mon premier roman, puis, à nouveau, pendant notre confinement. Chaque fois, il m’a semblé que je lisais ce texte par effraction, comme on lit une lettre intime qui ne nous est pas destinée. Peut-être me faut-il accepter, finalement, que je ne rencontrerai jamais Le Terrier que du dehors. Non parce que l’entrée m’est occultée, mais parce qu’il appartient à chacun de nous de refaire, à la suite de son auteur, l’expérience – utopique, mais créatrice – d’une écriture où se joue notre vie tout entière. Le Terrier nous rappelle que nous lisons, non pour comprendre, mais pour voir. Nous lisons pour débusquer en nous les forces vives qui infusent la durée de couleurs, d’idées et de drames. Nous lisons, en d’autres termes, pour ralentir le temps.
F. Kafka: « Le Terrier », Œuvres complètes, vol. II, Paris, Gallimard, 1988, p. 740 ↩︎
Ibid., p. 752 ↩︎
Ibid., p. 753 ↩︎
Cf. Patrick Werly : « Kafka, le terrier et le monde : difficiles va-et-vient », Les Cahiers philosophiques de Strasbourg, Presses universitaires de Strasbourg, 1er juin 2013, p. 214 ↩︎
F. Kafka: « Le Terrier », Œuvres complètes, vol. II, Paris, Gallimard, p. 768 ↩︎
Ibid., p. 765 ↩︎
Y. Bonnefoy: Le siècle où la parole a été victime, Paris, Mercure de France, 2010, p. 295 ↩︎
Ibid. ↩︎
A. Rimbaud, Une saison en enfer, Paris, Gallimard. ↩︎
F. Kafka: « Le Terrier », Œuvres complètes, vol. II, Paris, Gallimard, p. 768 ↩︎
G. Flaubert, « Lettre à Louise Colet », 16 janvier 1852. ↩︎
Les arbres devant ma fenêtre rêvent de toi
durant les longues nuits d’hiver,
ils me regardent avec colère et méfiance
ils fleurissent en revêtant les teintes sombres
des corbeaux et des corneilles
Voici le dernier des quatre fléaux annoncés par Ézéchiel2.
À la radio, dans les médias, sur les réseaux, on annonce qu’il faut lutter, immédiatement. Mais qu’est-ce que combattre un fléau planétaire ? C’est sans doute combattre la fureur de la mort, le goût de la solitude et sa malédiction.
Le fléau s’immisce sous la porte des demeures, il poursuit sa course en musardant dans les commerces, les sanctuaires et les parcs, il se fraye un chemin dans les aéroports, il s’installe dans les centres d’hébergement. De ville en ville, il entraîne la quarantaine et répand le spectre du chômage, il épuise les hôpitaux et fait déborder les cimetières. Il aplanit le quotidien, il annule le désir. Le danger s’incruste dans la matrice de l’humanité où, dans le mystère, germe la vie contaminée.
La menace d’un virus mortel guide les déplacements. Elle exige que les trajets soient limités, que les visages soient couverts, que les rires soient étouffés. Elle brime la parole et dissimule les sourires. Elle conduit vers un exil forcé, intérieur. Dans la tourmente, les corps avancent, tels des fantômes incertains, grisés d’effroi.
« Il nous reste la forêt. Il nous reste la montagne », pensai-je alors.
On fréquente la montagne pour éprouver la nature, s’évader du centre-ville et se sentir minuscule face à l’immensité. En empruntant le Chemin de ceinture qui serpente le versant nord du parc aménagé par Frederick Law Olmstead, je me suis rappelé un vers de Thoreau. « Au bord de la terre se dressent les montagnes et les arbres, comme gravés dans l’air3. » À présent, ce paysage à l’allure intacte camoufle méthodiquement ses propres ténèbres : la terre tremble et l’air transporte des gouttelettes impures.
Cheminer en montagne, c’est explorer la topographie vallonnée au rythme du chant des oiseaux et, derrière leurs ornements brodés autour de notes fixes, c’est réécouter la voix des poètes que je fréquente depuis des années. Au fil de mes pas, leurs mots défilent en spirales, ils dansent dans les flots de clarté, ils se précisent dans un sentier royal. Dans le paysage dépouillé de l’hiver, leurs échos percent les frontières du visible, ils résonnent d’une manière nouvelle.
« Tout tient ensemble, ici, aujourd’hui4 », écrivait Jaccottet. Tout tient ensemble, malgré l’effroyable pandémie qui détruit le monde. Et pourtant, la violence des corps en chute, la vitesse de leur procession funèbre, lance un appel : c’est nous que le fléau rend malades, c’est envers nos villes qu’il redouble d’intensité. Comment soustraire sa vie à la gravité ambiante ? Comment éviter ce désarroi où la lumière ne nous désigne point ? Y a-t-il un ange qui veille sur l’Apocalypse en train de se répéter ?
Sans le savoir, je cherchais un sanctuaire dans la montagne. En avançant lentement jusqu’au cimetière, le souvenir d’un tableau marquant s’imposa avec force, comme s’il revenait me hanter. Dans sa blancheur saisissante, l'Église amérindienne (1929) d’Emily Carr révélait un bâtiment égaré au milieu d’un océan de verdure. Le contraste saisissant entre l’édifice sans fenêtre et le poids du feuillage indiquait l’échec d’une mission, il signalait un impossible lieu de rencontre pour des forces spirituelles si opposées. À mesure que mes pas me conduisaient vers les hauteurs, le réel du tableau se précisait : à quoi bon chercher un sanctuaire quand on s’entoure d’une forêt de sépultures ?
J’ai embrassé du regard la région, des Laurentides jusqu’au Vermont. Les grandes artères de la ville étaient désertes, le spectacle du monde semblait terminé. Au lieu de traverser la frontière du sommet, j’ai rebroussé chemin. On l’oublie trop souvent, mais dans la marche alpestre, le retour est aussi important que l’ascension. Sous l’apparence d’un empêchement, mon parcours tronqué voyait sa valeur augmenter par ce recentrement sur l’essentiel, par ce retournement inédit dans l’espace restreint de la chambre.
En m’arrachant au fléau, en renonçant à la tentative d’y échapper, la poésie des arbres m’a sauvée.
Ce jour même, le virus triomphe sur la montagne : son flanc nord et son flanc sud, entourés de barricades, sont inaccessibles aux promeneurs. Un grand silence s’étend dans la ville jusqu’aux demeures et aux mansardes. L’inéluctable perdure, le châtiment se poursuit.
Depuis mon lit, je vois ce qui se trame de l’autre côté du poème5. Dans ces profondeurs, Rachel Korn m’accompagne. Tout doucement, je m’endors dans les effluves de ses roses de papier. « Et seules les roses de papier rouges / avec leurs doux secrets / sourient encore à la fenêtre / à tous les passants6. »
Tout ce que j’entends, la nuit, du remuement des arbres, m’apporte une digne consolation par-delà les portes closes, le toit glacé, les objets inertes. Un concert pour moi seule, dans ma chambre isolée. Dans un mouvement insoupçonné, les tilleuls et les frênes tendent leurs branches jusqu’à ma lucarne. J’observe la proportion des rayons de lumière oblique qui égaient l’espace de la pièce. Ensemble, nous fabriquons la reliure du poème.
En frondaison au milieu des feuillages, j’habite une forêt en chambre. Toute la journée, pendant de longs mois, je m’affaire à une seule tâche, regarder par la fenêtre des arbres.
Rachel Korn, « Ma ville », ma traduction du poème Mayn shtot, tiré du recueil Bashertkayt. Lider 1928-1948 [Prédestination. Poèmes, 1928-1948], Montréal, Aroysgegebn fun a komitet, 1949, p. 18. ↩︎
« Ou bien encore, j’envoie une épidémie de peste à cette population ; je manifeste ma colère contre elle par ce fléau mortel qui extermine hommes et bêtes du pays. » (Ézéchiel, 14:19) ↩︎
Henry David Thoreau, La Montagne, textes en poésie et en prose de H.D. Thoreau et E. Reclus, Atelier de l’Agneau, coll. « Litté-nature no 3 », octobre 2012, 66 p. ↩︎
Philippe Jaccottet, Cahiers de verdure, Paris, Gallimard, 1990, p. 114. ↩︎
Rachel Korn, ma traduction, [Fun yener zayt lid], « Suite yiddish », dossier de littérature en traduction (Rachel Korn, Kadya Molodowsky, Jacob Isaac Segal and Melech Ravitch), Les Écrits, Revue de l’Académie des lettres du Québec, no 153, septembre 2018, p. 166-191. ↩︎
Rachel Korn, « De l’autre côté du poème », ma traduction du poème Fun yener zayt lid tiré du recueil Papirene Royzn/Paper Roses [Roses de papier], Toronto, Aya Press, 1985, p. 12. ↩︎
Coincés entre quatre murs, les souvenirs se nichent dans chaque matière organique chez moi. Pourtant, il n’y a presque aucun objet qui pourrait les faire ressurgir ici, il n’y a pas d’odeur et pas de son qui pourraient y être pour quelque chose. Serait-ce la juxtaposition de mes nombreuses randonnées dans l’appartement, de la montée régulière jusqu’au sommet de la montagne en escalier ou encore du mouvement des rivières calcaires qui descendent lentement vers les profondeurs terrestres par les tuyaux de plomberie, tout comme les glaces qui fondent depuis la haute montagne ?
C’est le printemps, j’ai 12 ans.
Ma mère a pleuré cette nuit, à tel point que je me suis réveillée. Cela lui arrivait souvent depuis que mon père était parti « en voyage », mais cette fois, le bruit semblait dépasser la douce tristesse habituelle. Je me suis levée pour m’approcher d’elle. Elle était assise sur la chaise en bois dans l’entrée de l’appartement sous la lumière habituellement chaleureuse, qui était subitement devenue menaçante. Je lis 18 avril, date indiquée sur une lettre qu’elle avait reçue la veille et déposée sur le meuble du vestibule. Le dos courbé, ses mains se cramponnaient à ses genoux comme si elle devait les consoler ou les réveiller d’une peine inconnue et incurable. Le chat levait la tête devant la porte d’entrée pour se cacher en glissant sous l’escalier. Il nous observait au lieu de se coller aux jambes de ma mère. Elle n’avait pas remarqué ma présence. Le bout des os de ses doigts était blanc en raison de la force de la pression contre ses genoux, et je la voyais dans un état qui précède le vertige, ni assise ni tombée, complètement inerte.
« Maman, qu’est-ce qui se passe ? », lui ai-je demandé. Pause. « Rien de très grave, on va y arriver. Je vais y arriver. Parfois, on pleure. Tout va se remettre en place ». Je savais que je ne pouvais lui poser plus de questions ; que cela allait aggraver le flot de larmes qui traversaient son visage et qui avaient déjà laissé des traces sur sa chemise beige — comme des lacs sur une carte géographique. Cela me rappelait la neige fondante dehors qui se mêlait à la terre jusqu’à faire des mini-rivières dans la rue et sur les chemins. Je redressais ma mère comme je le pouvais et je ne disais rien. Je tenais sa main. Nous sommes restées ainsi pendant un long moment. Le chat s’est finalement assis à nos pieds et nous a regardé avant de poser une patte sur le pied de ma mère et de s’enrouler devant nous — comme ma mère, mais sans pleurer. Quelques mois plus tard, elle allait mieux. J’ai oublié cette nuit pendant longtemps mais, au fond, elle me hantait étrangement, comme une image gravée dans ma tête. Mon père n’est jamais revenu de son voyage.
Des années plus tard, je repense à cette nuit qui est devenue une des énigmes de ma vie, une des zones grises que l’on traîne avec soi comme des fantômes qui se réveillent à des moments apparemment aléatoires et peu chargés d’émotions sur le coup : en se brossant les dents le matin, en pelant les patates ou en attendant à la caisse d’un magasin… en marchant à l’école ou en essayant de faire un mot croisé dans la salle d’attente dans une clinique — comme si les images de cette nuit trouvaient leur place dans la banalité de mes actions, dans les habitudes, les moments de pause imposés. Cette nuit du 18 avril ne tombait pas, elle ne tombait ni dans l’obscurité ni dans l’oubli. Ce que j’ai hérité de ma mère, c’est fort probablement sa capacité à lutter au quotidien, un humour inclassable et une intuition forte pour la vie et les gens, mais elle m’a surtout transmis la même capacité de souffrir, croyant que « souffrir nous rend fortes » — ce qui, en réalité, ne m’a pas toujours apporté beaucoup de joie malgré ma « bonne nature ». Je pleure comme elle, moins souvent, mais j’ai ce regard éternellement ailleurs de la personne qui, malgré sa bonne humeur et son sourire, n’a qu’un seul souhait, celui de réaliser ses rêves.
Je ne sors plus beaucoup, juste pour faire les courses et pour m’occuper du jardin en devenir, car je me sentais un peu malade ces derniers jours. Mon mari me dit que c’est plus prudent ainsi et que c’est mieux pour tout le monde de rester chez soi. Il a oublié que, de toute façon, je ne sortais pas trop et que nous n’avons pas les moyens de voyager beaucoup. Notre appartement, je le connais par cœur depuis toujours et d’autant plus depuis quelques semaines, car je ne le quitte presque plus… Nous y vivons depuis la fin de la guerre. Mon mari a fui sa ville alors qu’elle était occupée par les soldats russes en venant jusqu’ici à pied sans ses parents. Il était encore un enfant. Il les a tous fait venir dans les années 1950, sa tante, son oncle et leurs petits, sauf ses parents qui ne voulaient pas partir. Depuis, il a affiché leur photo dans la cuisine, chaque jour ils nous regardent depuis leur maison et ils m’observent.
On vivait à presque dix personnes dans cet appartement avec ma fille qui a vu le jour en 1953. On habitait au premier étage d’un immeuble de trois appartements où il y avait une cave. Un petit chemin et des escaliers fabriqués en minuscules pierres brunes conduisent à la porte d’entrée commune. Elle est faite bizarrement : des pierres bleues et grises coupées en tranches et gravées sous une paroi de verre transparent. Je me suis toujours dit que cela ressemble à des poissons qui ne peuvent plus nager ou encore à des trouvailles archéologiques jamais identifiées. La porte d’entrée de notre appartement est en bois, rien de spécial. Il n’y a pas de chaise dans le couloir. En entrant, tout de suite à la droite, il y a la chambre à coucher, petite, mais confortable. Du plancher flottant en bois clair, un grand lit avec des draps — la plupart du temps, ils sont beiges — et des armoires et des étagères en hêtre. De quoi se réjouir quand on aime les couleurs. Il y a des photos de famille sur la commode qui — elle aussi — est en hêtre. Une rose rouge en plastique dont on peut allumer l’une des feuilles pour qu’elle joue « Lettre à Élise » décore le reste. Un cadeau romantique. Les rideaux sont blancs et touffus. L’odeur qui se répand dans la pièce est celle d’un couple qui lave assez souvent ses draps et qui dort les fenêtres ouvertes. En marchant le long du couloir, on arrive à la pièce suivante à droite, celle de mon fils qui a quitté la maison depuis longtemps. Il y a encore ses posters au mur, notamment des affiches de joueurs de soccer et de hockey et les médailles gagnées au fil du temps sur la patinoire de l’aréna qui a fermé depuis. Je n’ai rien touché en attendant qu’il manifeste le souhait de les enlever un jour — ce que j’espère. Tout est en bois, mais en bois vert : un lit simple, un bureau, une armoire et des étagères. Depuis son départ, comme on ne chauffe pas cette pièce l’hiver, je dépose les gâteaux de Noël que je fais dans des boîtes sous son lit. J’en fais au moins quinze boîtes — environ 300 pièces — afin de les emporter chez ma fille le 24 décembre pour en donner à tout le monde. Dans l’armoire de cette chambre, je cache aussi du chocolat pour nos petits-enfants et, de temps en temps, un billet de banque. Mon mari leur donne de l’argent parfois, mais pas assez. Alors, c’est un jeu de cache-cache… je lui pique un billet en cachette, je le cache et je le donne — à nouveau en cachette — à nos petits-enfants qui le cachent dans leur poche, à la fois gênés et contents.
Passons au salon. On y trouve une porte patio toute petite qui donne sur un balcon. J’y coupe souvent les haricots du jardin. Dans la pièce, il y a une table où mon mari joue aux cartes avec ses amis, mais on l’agrandit aussi le 25 décembre ou lors des anniversaires. Je cuisine habituellement trop de tartes et de gâteaux. C’est une table — en bois, encore une fois — de couleur jaunâtre, avec des coussins beiges sur les chaises. Elle en a entendu des histoires; et elle en a senti, des coudes collés sur elle comme les feuilles d’automne sur l’asphalte après une grande pluie ; la radio que mon mari apporte dans le jardin de temps en temps y est posée comme une statue fixe. Il faut surtout lui laisser sa chaîne de radio à lui — je la trouve particulièrement plate. Il y a aussi un calendrier au mur (celui qu’une association de bienfaisance nous envoie chaque année) et un baromètre (en bois et beige, sans surprise) que mon mari consulte quand son genou lui fait mal. « La météo va changer ». Pourtant, mon petit doigt qui fait mal avant la pluie est plus précis en général que son genou. Sinon, il y a une très grande armoire dans le salon, avec quelques livres que je n’ai jamais lus parce que je préfère regarder la télévision — et comme j’ai quitté l’école à 14 ans, j’ai un peu de mal à me concentrer et à lire correctement. Alors, assise dans le fauteuil du coin qui est proche de la fenêtre numéro 1, je feuillette des magazines sur la cuisine, les diètes (que je ne fais pas) et les maisons royales. Il y a aussi un grand canapé qui longe le mur en face de l’armoire et une petite table dans le coin avec un téléphone fixe. On ne s’en sert pas souvent. Hormis ma fille, mon fils et mon frère, peu de gens appellent. Et quand je les ai au téléphone, mon mari est presque toujours dans le coin pour écouter ce que je dis et pour faire des commentaires à voix haute… Le fil n’est pas assez long pour quitter la pièce. Quel bonheur ce serait que le fil du téléphone ou ce soi-disant super téléphone fixe sans fil (que nous ne pouvons pas acheter) puisse se rendre jusqu’au fond du jardin pour que je passe mes coups de fil en paix ! J’aurais un peu d’intimité, de liberté. Il parait aussi que maintenant, il y a des appareils qui ressemblent à de petites télévisions et avec lesquelles on envoie des messages à distance. Cela doit être amusant, un peu comme le télétexte, je pense.
Sur le bord des fenêtres, il y a des plantes et les orchidées, surtout des orchidées mauves. Je les arrose rarement et juste avec un petit verre de digestif dans lequel je mets l’eau — pas d’alcool, on s’entend. Avec le jardin, l’endroit où je passe le plus clair de mon temps est la cuisine — comme beaucoup de femmes de mon âge — je le sais bien. Elle est petite, mais fonctionnelle. En entrant, il y a une étagère encastrée à gauche. J’y ai déposé des photos de ma petite fille à côté de celles de mes beaux-parents. Sur une des photos, elle vient de faire ses premiers pas et sur l’autre, elle est en voyage en Angleterre pour ses 16 ans. J’ai peu voyagé et je n’ai jamais quitté l’Europe, mais ma fille et mon fils (ils ont 15 ans de différence) m’ont montré des lieux fantastiques en photos et, si je le pouvais, je voyagerais encore et encore avec eux et leurs images imprimées. Mais ce sont surtout leurs histoires qui me manquent. Dans la cuisine, il y a une petite table ronde avec deux chaises, mais c’est serré. Une étroite fenêtre donne sur l’arrière-cour, sinon il y a un lavabo, un four et des armoires, un plan de travail. Une cuisine classique, en bois évidemment.
Aujourd’hui, je prépare les patates. Mon mari est toujours derrière mon dos pour surveiller la cuisson, mais aujourd’hui je suis tranquille, car il coupe du bois dans l’établi au fond du jardin. J’aime couper et préparer les patates, car je peux regarder dehors et la cuisine est mon propre espace. En haut à gauche, sur la table, je pose toujours la casserole remplie d’eau, puis j’enlève la peau des patates soigneusement, ensuite je les lave. Quelques traces brunes restent sur le jaune, ce n’est pas gênant et je dépose les patates coupées en deux la plupart du temps dans la casserole. En général, je prépare au moins trois patates par personne, mais nous sommes surtout en duo, ces temps-ci. Avant, ma fille et mes petits-enfants venaient manger après l’école, mais ce n’est plus le cas. Ils sont grands maintenant et je crois qu’ils me trouvent ennuyante — c’est normal — moi aussi, je me trouve ennuyante — disons que je suis ennuyée. Je m’observe souvent en train de peler lentement, six patates, ça va vite, si vite. Je n’aime pas faire la vaisselle. Ma mère versait souvent des larmes en silence dans l’eau ou encore, elle les cachait simplement avec un torchon de cuisine quand quelqu’un rentrait et elle tournait le dos ; le lavabo donnait contre le mur sans fenêtre.
Est-ce génétique de pleurer quand on fait la vaisselle ? Qu’ai-je hérité de mon père ? Probablement tout le reste, quelques souvenirs vagues et la lettre datée du 18 avril qu’il a adressée à ma mère ; une lettre que j’ai pu lire pour la première fois il y a deux ans, juste avant sa mort. Une lettre dans laquelle on lui annonce que mon père est tombé au front en Russie pour défendre la soi-disant patrie.
Moi aussi, je pleure parfois en cachette quand je fais la vaisselle. Une fois, ma petite-fille m’a vue et elle m’a demandé pourquoi. Je ne lui ai pas répondu, car je n’ai pas de réponse — « Je rajoute de l’eau magique, car ça nettoie mieux les plats », lui ai-je dit — et elle riait tellement que l’on aurait pu croire que l’appartement allait exploser – puis, moi aussi, je me suis mise à rire avec elle.
Ma série de portraits pandémiques reflète mon intérêt de longue date pour l’art du portrait et mon désir de tisser des liens avec les autres. Les individus représentés ici sont des membres de ma famille et des amis qui habitent dans ma ville (Montréal) et ailleurs dans le monde. Tous sont loin de moi maintenant. Mon désir de les dessiner n’est orienté vers aucune fin précise, alors cette série continue de croître.
Avant la pandémie, je préférais dessiner en présence des modèles. Dorénavant, comme le lieu ne détermine plus qui peut « poser » pour moi, je demande qu’on m’envoie des images photographiques qui répondent à mes paramètres, ceux-ci étant définis de manière souple à partir des poses classiques en histoire de l’art. Tous les portraits sont de taille réelle ou plus grands. J’utilise la poudre de graphite soluble dans l’eau et la gouache pour dessiner sur du papier Arches.
Lorsqu’un for intérieur laisse entrer des filets de couleur, c’est le moment ou jamais de quitter les lieux. Aussi ai-je grimpé tant bien que mal jusqu’au bord de ma mère. Mais j’ai gardé comme viatique l’idée d’une tiédeur suprême, calmement floutée, en contrepoint de ma turbulence native.
Mon instinct était des archives où il faisait bon savoir sans savoir. J’ai su d’abord qu’il fallait m’écarter de la scène. Non loin du corps de ma mère, à une demi-douzaine d’empans tout au plus, croupissait mon père, déjà pourrissant. Ils se sont coudoyés un jour, et j’en ai été l’agrume douteux, le visqueux quotient.
Au toucher, j’ai pris connaissance des alentours. Une lumière maigre tombait d’une embrasure, et malgré son déclin, elle me perforait. J’étais cloîtré dans un intervalle entre la pierre, qui enveloppait mon atmosphère moite. J’ai saisi une substance chevelue jetée là quelque jour. Je frissonnais et je frissonnais.
Je ne trouvais aucune becquée à la mesure de mon éveil et je cherchais un départ dans ce cloaque, fourrageant çà et là dans la noirceur, sans résultat. Quelques reflets s’attardaient encore où j’ai pu accrocher les ongles mous ; je me suis haussé vers la lumière et c’était mon premier coup de force.
La première nuit j’ai voulu téter les pierres. J’ai évité le vinaigre des flaques. J’ai trouvé un nid de fortune où le sommeil m’a serti comme un orgelet dans la paupière.
J’ai tenté la reconnaissance de mon île. Au promontoire j’ai regardé l’archipel sans nombre ; dans la montagne j’ai épuisé les tanières de mes mère et père. Ma bouche a bu et mes dents nouvelles ont mordu dans les mets spéciaux de mon île. À même les fentes de l’écorce je goûtais le lait des arbres ; je cueillais les branches des chevreuils et, afin d’en lécher le suc liquoreux, je les brisais.
Chaque jour le clapotis de la chaleur contre le sable m’inquiétait comme un jaune d’œuf. Elle se répandait comme une eau mauvaise. Mille dessins semés dans l’île m’ont instruit: tout comme mes aïeux, j’étais avarié.
La solitude m’a élevé avec toute sa ladrerie. Je ne savais ce que je désirais si ardemment ; je voyais dans les choses, tour à tour, la source de mon appétit, ou de mon aspiration, ou de ma nostalgie, – selon l’angle du soleil, la pente de l’atmosphère. Et par tel objet – par un éclat dans les feuilles, un reflet au fond d’une flaque – dans cette lacune de tout je trouvais quelquefois l’illusion d’être un instant comblé.
Mais quelques-uns ont bien fini par inquiéter la perfection de ce jeu de dupes.
Lui, je l’ai vu d’abord depuis le promontoire. La mer à mi-mollet, il cueillait les couteaux. Il n’a jamais levé les yeux ; je suis resté caché dans les grands vents de ma hauteur. Sa nudité ressemblait à la mienne, et sa solitude. Je me suis mis à l’observer chaque jour. Son rivage était si près du mien, et je ne pouvais franchir ce détroit, à cause de .
Pourtant, chaque île voisine a fini par dévoiler son hôte. Chacun et leur île étaient un. Nous ne nous parlions pas. Parfois nous nous faisions face, courant en parallèle le long des sables. Je les nommais selon la forme de leurs îles, d’après leurs nudités différentes : toi, je t’appelais l’Évasé. Toi, l’autre qui n’es pas comme moi, tes boucles t’ont donné ton nom. Étant chacun gangréné, nous ne pouvions franchir la distance entre nos domaines.
Cela menait à la mort. Je l’ai vu.
Les jeux de l’Aiguille et de l’Évasé ont commencé. Ils jouaient à coups de signaux et de huées par-dessus les eaux.
Un jour celui que j’appelais l’Aiguille a lancé un cri nouveau par-dessus les eaux à l’Évasé. La réponse de l’Évasé ne s’est pas fait attendre. Mais ils ne pouvaient se comprendre. Ils se rapprochaient peu à peu, pataugeaient gaiment dans l’eau. Ils imitaient en riant le goéland, la sterne. Puis une chose a brusquement abrégé le pépiement de l’Aiguille. Une bête ou un contre-courant lui a coupé les jambes. Son erreur l’a englouti.
Mais l’Évasé n’était plus qu’à vingt toises de la disparition.
Il s’est disputé d’abord avec les vagues, il s’empêtrait avant la plongée. Et je l’ai revu bientôt hisser l’Aiguille hors de l’eau. L’Aiguille a toussé longtemps dans les bras de l’Évasé. Ils étaient trop loin pour l’oreille. Mais je l’ai vu cracher.
Le soleil s’était à peine dérangé quand les compagnons ont commencé à montrer les symptômes. Je n’ai pu que les deviner de si loin. L’Aiguille, dont la toux ne s’éteignait pas, mêlait maintenant la sienne à celle de l’Évasé. Ils étaient toujours dans les bras l’un de l’autre quand les convulsions se sont déclenchées ; la dislocation les a éloignés brusquement l’un de l’autre et, arc-boutés, écartèlement de membres, boyaux crevés, les bras luxés, poussés hors, on n’entendait plus que l’étranglement.
Les convulsions ont fini par des vomissements. Dévertébrés, ils ressemblaient à du goémon déposé là par la vague.
Le reste, je ne pouvais le voir d’aussi loin. Je savais que rien ne naîtrait de leur agonie. Ils étaient trop semblables. Déjà brisés, ils mettraient encore quelques heures à mourir pour de bon. Je bénissais la marée qui les emporterait, qui couperait court.
Aussi j’évitais l’amitié, les signes. La contamination profite d’un geste trop familier.
Mais il y avait un appel auquel je ne pouvais tenir tête.
Je croyais qu’elle me faisait signe. Lançait-elle les mêmes à ceux des autres rives, autour de son île ? Les dessins des aïeux m’avaient enseigné notre séparation, et cet écart qui marquait nos corps : les courbes qui lui appartenaient, la raideur brute de mes traits, dont devant elle j’avais honte. Je déduisais de cette dissemblance une disparate de nos esprits, et cherchais à la comprendre de loin : peut-être n’y avait-il aucun supplément de sens à ses gestes, et qu’ils étaient tout aussi joueurs et insensés que les nôtres – que les miens.
Mais la fascination, le ravissement qu’elle savait brandir, j’étais décidé à y succomber. Nous faisions durer le plaisir à coups de danses. Nous tentions l’envoi de messages en bois flotté, mais le courant les éconduisait. Nous éprouvions les vagues et par moments, nous traversions presque le détroit ; nous jouions aux imprudences de plus en plus rapprochées.
Et d’unisson nous avons bien fini par nous rejoindre. Il fallait en être quitte.
Le temps manquait à notre amour. Nos langages n’étaient pas partageables. Je ne pouvais croire à ses doigts qui tressaient une signature entre les miens, ni à sa bouche, ni à ses yeux qui me faisaient des promesses qu’elle ne pouvait pas tenir. Son corps était étrange ; sa peau n’était pas vraisemblable. Je riais de notre soif, et de notre extravagance, je pleurais.
Je sentais, de notre fièvre amoureuse, une tout autre qui montait. Nous espérions que l’amour nous éreinte, que la maladie n’aurait plus rien à tirer de nous.
Et quand elle m’a eu possédé tout à fait, elle a frémi, elle a frissonné, une perle de sueur à la tempe ; des crampes remontaient de mes pieds dans mes jambes, mes bras ; elle hoquetait, le vomi au bord des lèvres ; derrière les yeux quelque chose me serrait comme un poison ; elle se crispait ; je la serrai plus fort, que nous ne nous séparions pas au moment où la première convulsion nous briserait. J’ai mis ma main sur son ventre déjà bombé.
Nous naissons trop vite. Je me souvenais de ma gestation. J’étais serein d’abord, parce que je n’étais rien dans le feutre des boyaux. Et puis j’avais éclos comme un soleil dont la paupière se lève pour tout voir d’un coup. Pour l’horizon, un lever cruel. Quelles convulsions ont alors secoué ma mère ? Quelques instants à peine pour venir du néant jusqu’à ma plénitude de créature neuve. Quelques instants de plus pour me poser comme un faon sur mes jambes glissantes. Un instant pour découvrir la mort que j’avais semée.
Bientôt notre nouveau-né écartèlerait la mère que j’avais aimée, pour vivre. Son instinct le mènerait aux mêmes futiles apprentissages. Lui aussi aurait à se tenir loin des autres pourtant si proches, à se tenir dans l’atroce démangeaison de la privation, pour ne l’assouvir qu’en vivant, qu’en mourant son premier amour.
Ainsi survit cette affection mauvaise dont nous sommes porteurs.
Déjà enfant, j’aimais être seul. Aussi, quand on a annoncé la fermeture des universités le vendredi 13 mars, j’ai éprouvé la fébrilité enfantine des écoliers, tout à la joie d’échapper à la classe à cause de – ou plutôt grâce à – la tempête de neige. Cette pandémie est tombée sur moi comme une bénédiction. Elle allait me libérer des contraintes de la vie sociale. Des réunions inutiles. Des discussions de couloir oiseuses. Des débats hystériques sur l’avènement de l’utopie en ce bas monde. Fin des pitreries de Trump, Bolsonaro, Poutine et Johnson. Des raccourcis idiots des populismes de droite comme de gauche. Du mépris pour les modérés, les consensuels, les étapistes, les moyenneurs, vomis comme des tièdes et des pleutres. Tout cela, j’allais enfin le laisser derrière moi, en claquant la porte. Pour me livrer à l’écriture de ma fiction sur l’ermite Toussaint Cartier. En épuiser le mystère. En apprendre les leçons. Des leçons de ténèbres. Comme dans la liturgie de Pâques du XVIIe siècle et la musique de Couperin. Avec, en basse continue, la fuite du monde. N’importe où, pourvu que ce soit hors de ce monde.
Avant même le confinement, j’avais résolu de ne plus voyager et annulé ma participation au congrès de la Renaissance Society of America. J’espérais pouvoir refuser toutes les autres invitations à venir, mais il y a l’art et la manière. Et on n’ose jamais dire sans détour que ces mondanités inutiles nous pèsent. Si bien que l’on se croit obligé d’en accepter quelques-unes. Qui sont de trop, qui nous dispersent et qui nous aspirent vers le fond. Comme le naufrage de Toussaint Cartier, parti de Bretagne en 1728 et échoué sur la rive de Rimouski. Seul survivant de la tragédie qui inclina sa carène aux profondeurs du gouffre. Parce qu’il avait fait vœu de consacrer sa vie à Dieu, comme Panurge en pleine tempête, il se retira seul sur l’île Saint-Barnabé jusqu’à sa mort en 1767. Sur un radeau de six kilomètres, de la pointe du bout d’en bas à la pierre des tempêtes à l’ouest. À l’abri de la promiscuité asphyxiante de ses semblables. Comme par la contrainte prophylactique d’une pandémie.
Et puis, il a bien fallu se prendre au jeu. Celui de la compassion sirupeuse de notre époque. Dire comme tout le monde sur les réseaux sociaux : ça va bien aller. Mettre un arc-en-ciel de façade. Vanter les uns comme résilients. Dire aux autres qu’ils sont des survivants. Et pourquoi pas ? Tant que c’est à deux mètres de distance. Comme ceux qui prônent le télé-enseignement comme plus propice à l’éthique du care. Loin des yeux, loin du haut-le-cœur. Jouer la grande tartufferie, pourvu que ça dure. À distance. J’imagine volontiers Toussaint un peu faux-cul lui aussi, trop heureux de mettre le reste du monde à trois kilomètres, la largeur de la baie qui sépare son île de la terre ferme. Prêt à jouer les athlètes de Dieu comme les pères du désert. À manger des légumes racine. À prier dans son oratoire. À s’habiller d’un sac. À porter sa vertu en bandoulière. Une vertu centrifuge et répulsive. Par souci de salubrité publique, bien sûr.
L’amour inconditionnel de l’humanité atteint vite ses limites. On n’échappe pas aux réunions. Elles sont seulement plus pénibles par Zoom. À voir toujours sa sale gueule en mosaïque à côté de celles des autres qui ont l’air de crapauds buffles et de déterrés. Et non seulement, on doit se farcir leur présence virtuelle, mais on a même droit à la progéniture qui hurle, qui crie, qui court. Et puis, il y a Trump qui rapplique avec ses injections d’eau de Javel. Sans compter les nouveaux hurluberlus comme Didier Raoult qui croit avoir trouvé la pierre philosophale avec sa foutue chloroquine qui ne guérit personne. Il faut alors changer de stratégie pour préserver coûte que coûte son arrière-boutique. Prétendre être très affecté par la pandémie. Ne plus être que l’ombre de soi-même, au point de devoir s’éloigner. Prendre du recul. Comme Toussaint qui, n’en pouvant plus de la curiosité malsaine de ses contemporains sur sa solitude, a dû s’inventer une histoire. Celle du veuf inconsolable, ayant perdu sa bien-aimée dans le naufrage. Attendant sur son île, où elle repose en paix, que la mort les réunisse enfin.
Jouer les ramollis de la pandémie ne suffit plus. Au contraire. Cela suscite une empathie émolliente dont le monde aime tant se gargariser. Qui n’est qu’un voyeurisme jouissif. Les Allemands disent Schadenfreude. Il faut défaire pour de bon ces six degrés de séparation. Dire que l’on ne veut plus jouer collectif, surtout devant la menace du déconfinement. Que dès que l’on est plus de deux, on est une bande de cons. Les centres interuniversitaires à cinquante, non merci. Quand on est trop nombreux, la partouze pleure. Assumer cette hérésie. Être le mouton noir qui n’a guère l’esprit grégaire. Dire non aux invitations, non aux équipes, non aux projets de recherche conçus à la va-vite dans le seul espoir d’être financés. Ne plus mettre la charrue devant les bœufs. Renoncer à la pompe à phynance. Ne plus faire de compromis sur ses convictions. Comme Dom Poulet qui quitta sa communauté bénédictine en France pour se faire ermite à Trois-Pistoles sous le nom de Dupont en 1714. Pour ne pas avoir à abjurer le jansénisme. Pour continuer de croire qu’il y a beaucoup d’appelés et peu d’élus. Que la grâce est rare comme la merde de pape. Peut-être Toussaint Cartier était-il un autre Dupont-Poulet, lui dont le marquis de Montcalm envisageait qu’il s’était fait ermite par singularité ?
En tout cas, Toussaint avait des raisons impérieuses de vivre seul. La vocation solitaire était fortement découragée par l’Église de son temps. Le pape Benoît XIV considérait les ermites sans permission spéciale ou sans rattachement à une communauté religieuse comme des abeilles sans reine. Qu’il fallait enfumer dans leur ruche pour les excommunier. Les témoins qui connurent l’ermite disent qu’il avait les yeux exorbités et douloureux. Qu’il les faisait lécher par son chien pour apaiser son mal. Que c’était une conséquence de son épilepsie. Face à cette maladie sacrée, les plus superstitieux crachaient dans le pli de leur coude pour éloigner le démon responsable de la maladie et de la contagion. Moi, j’ai toujours mal à l’œil gauche et j’ai l’impression qu’il est décentré par rapport à celui de droite. Qu’il est plus gros, qu’il finira un jour par glisser hors de son orbite. Les yeux sont les fenêtres de l’âme. Et j’ai hérité de mon père une agoraphobie sévère, lui qui vivait retranché dans sa maison comme dans une forteresse à mâchicoulis. Que le siège de la COVID-19 dure et que ma joie demeure.
Confiner les covidiots par la porte, ils s’échapperont par la fenêtre. Cons finis à force d’être confinés. Montés sur leurs ergots. Contre les vaccins. Contre le port du masque. Contre les mesures de distanciation. Cons envers et contre tous. Junkies de la complote. Rien pour se réconcilier avec la nature humaine. Je lis dans Horace comme dans un autre moi-même : « Je hais le vulgaire profane et je l’écarte ». Et je ne comprends plus Térence : « Rien de ce qui est humain ne m’est étranger ». Est-ce ainsi que vivent les hommes ? Qu’ils sont difficiles à aimer. Sans doute faut-il les comprendre, parce qu’ils souffrent. Mais je ne suis ni travailleur social ni animateur de pastorale. Bien plus qu’un rescapé reconnaissant, un ascète zélé, un veuf inconsolable, un mal sentant de la foi ou un épileptique honteux, peut-être Toussaint était-il tout simplement misanthrope ? C’est l’hypothèse la plus difficile à envisager, mais peut-être la plus vraisemblable. Dans le roman The History of Emily Montague de Frances Brooke, c’est la première idée qui vient à Ed Rivers, lorsqu’il va à la rencontre de l’ermite, pour expliquer une solitude aussi radicale. Le visiteur a mauvaise opinion de ceux qui fuient la société, car rien n’est plus contraire à la nature. Et s’il était un tyran, il priverait les criminels de la vue de leurs semblables, car c’est à son avis le plus cruel des châtiments. Alceste en son île semble nous dire : et si la vie en société était plus cruelle encore ?
Et puis, non. Haïr l’engeance humaine, c’est demandant. Presque autant que l’aimer. D’ailleurs, les deux vont de pair. Pour détester beaucoup, il faut aimer autant. Tout cela nous asservit à des affects assez banals. Comme le chien qui a la reconnaissance du ventre à l’égard de son maître, mais surtout de sa gamelle. À voir les insurgés qui voudraient que leur liberté empiète sur celle des autres, que leur refus de porter l’étouffoir ou le bâillon, pour parler comme eux, leur confère le droit de tuer les vieux et les malades. À voir enfin le bon Donald infecté par la COVID-19, cette vulgaire grippette imaginaire, on se dit que l’humanité ne mérite pas autant de haine. Qu’elle est finalement assez divertissante, vue à distance. Nous ne pouvons jamais être méprisés autant que nous le méritons. La plainte et la commisération supposent une certaine estime pour la chose que l’on plaint. Celles dont on se moque, ce sont celles auxquelles nous n’attachons aucun prix. Je ne pense pas qu’il y ait en nous autant de malheur que de frivolité, autant de méchanceté que de bêtise. Nous sommes moins remplis de mal que d’inanité, nous sommes moins malheureux que vils. Je soupçonne d’ailleurs Toussaint d’avoir été un peu Montaigne et un peu Rabelais sur son caillou de l’estuaire du Saint-Laurent. Cultivant sa gaieté d’esprit face aux choses sur lesquelles on n’a aucune prise. Pan-ta-gru-él-isme.
Même cette saine philosophie ne saurait à elle seule convaincre de vivre retranché, fût-ce avec beaucoup de recul ou en surplomb. L’éthique ne nourrit pas son homme. L’esthétique importe autant. Peut-être davantage. N’importe quel lecteur exigeant préférera toujours un roman stylé à un roman bien-pensant. Je m’égare. Toussaint Cartier ne savait sans doute pas lire. Peu importe. Il avait des yeux pour voir, un nez pour sentir, des oreilles pour entendre, alouette. Il devait bien savoir ce qu’était l’île Saint-Barnabé. Jacques Poulin ne s’y est pas trompé. Dans Les Grandes Marées, il imagine Toussaint ensorcelé par la beauté de l’île et son mystère. Au point de vouloir y passer le reste de sa vie. On peut le comprendre. Moi qui habite juste en face, je peux témoigner que chaque soir, beau temps mauvais temps, été comme hiver, qu’il pleuve ou qu’il neige, le soleil se couche juste derrière l’île. Il y a de quoi vouloir s’y faire ermite, ne serait-ce que pour recueillir quelques paillettes éparses, d’or ou mordorées, lors d’un crépuscule approximatif et improvisé.
Il se pourrait bien qu’avant le jour de l’An, si le pont de glace finit par prendre, je traverse la baie pour de bon. Que je rejoigne l’île Saint-Barnabé. Pour m’unir à elle, monolithe moussu, couvert de mandragore. Faire ce que Toussaint n’a pas su, n’a pas voulu ou n’a pas eu le temps de faire. Couper les amarres qui retiennent l’île aux crans rocheux. Et partir vers le golfe. Doubler Anticosti, contourner les îles de la Madeleine, longer Terre-Neuve. Devenir océanique. Tout homme est une île, un tout en soi. Dès qu’il part du continent, il part au large. Si une parcelle de terre est emportée par les flots, c’est une perte aussi dérisoire que celle d’un promontoire, équivalente à celle de la maison de tes amis ou de la tienne. La mort de tout homme m’allège parce que je ne fais plus partie du genre humain. Aussi, ne demande pas pour qui sonne le glas : il sonne pour moi, corne de brume en partance vers l’Atlantique.
« En ce jour de Pâques de l’an 590 de l’ère de l’Incarnation où nous célébrons la résurrection de notre Seigneur Jésus-Christ, un miracle s’est produit. Le mal semble vaincu. Grâce à l’intervention toute-puissante de la Vierge, mère de notre Sauveur, l’archange Michel a chassé les démons de la peste qui ravageaient Rome. Gloire à toi, Reine des Cieux, et loué soit le Très-Haut qui, dans son infinie mansuétude, nous arrache à l’effroi d’un terrible fléau.
Parfois je songe que Dieu m’a fait naître à l’époque la plus sombre de son règne, comme si déjà s’annonçait la fin des temps. La grandeur de l’Urbs n’est qu’un lointain souvenir, et Constantinople, nouvelle Rome d’Orient, si brillante fut-elle sous le règne de Justinien et de Théodora, ne cesse de s’enfoncer à son tour dans des guerres, des épidémies, d’incessantes querelles théologiques, qui ne pourront que précipiter sa perte, et la nôtre avec elle. Je me demande parfois si notre pauvre pays n’a pas davantage souffert de la reconquête des armées romaines d’Orient que d’un siècle et demi d’invasions barbares.
Le souvenir me revient de ces années à Constantinople, où notre bien-aimé pape, Pélage II, m’avait dépêché en qualité d’apocrisiaire auprès de l’empereur Tibère II, puis de son successeur, Maurice, nonobstant mes refus, moi qui n’aspirais qu’à la vie monacale. Mon corps, toujours objet de mille tourments, avait souffert de bien des maux au cours de ce voyage, et Théodore, vénérable médecin de l’Empereur qui devint mon ami, m’avait soigné avec dévouement, bien qu’il eût fort à faire, car en effet rôdait toujours le spectre de la grande pestilence, qui quarante ans plus tôt avait anéanti cette cité, pourtant la plus puissante de la Chrétienté, à la tête d’un empire aussi vaste que celui des empereurs romains et celui d’Alexandre. Jadis témoin de l’épidémie, il ne laissait de m’en conter les développements et soubresauts – que je vis de mes yeux terrifiés cet hiver en ma chère ville de Rome.
Telle l’armée d’Attila déferlant sur le monde civilisé, la peste s’était abattue de contrée en contrée, jusqu’au printemps 542 où Constantinople céda sous ses assauts. En une saison, depuis la citadelle de Galata jusqu’à Sainte-Sophie, la moitié de la cité fut terrassée tandis que l’autre s’enfuyait aussi loin que possible, qui en bateau, qui à pied, tous effarés devant ce fléau biblique digne des sept plaies d’Égypte. Déjà Hippocrate, père de la médecine, avait érigé ce principe : « Pars vite, loin, et longtemps ». Chaque jour, dix mille habitants succombaient. Plus question de leur donner les derniers sacrements. Les rues étaient encombrées de cadavres, et les seules âmes qui vivent semblaient désormais être les chiens errants et les chats de gouttière. On jetait les morts hors les murs, dans les eaux du Bosphore, on les brûlait sur des bûchers, et pendant des mois il flotta au-dessus de la Corne d’Or une âcre fumée d’une puanteur insupportable, à croire que les portes des enfers se fussent ouvertes en plein cœur de la ville.
Dans les campagnes, plus de paysans pour moissonner le blé, cueillir la figue, le raisin mûrs, plus de nourrice aux seins gonflés pour allaiter le nouveau-né, livré désormais, si ce n’est à la peste, du moins à une mort certaine et plus horrible encore. Les maîtres n’avaient plus de serviteurs, et les serviteurs n’avaient plus de maîtres. Les mères éplorées voyaient leurs enfants disparaître, rongés par le mal noir. Les pères s’arrachaient les cheveux face aux efforts d’une vie réduits à néant, soudain sans descendance et sans avenir pour leur lignée. La jeune mariée s’allongeait seule sur une couche froide, brutalement privée d’époux. Les orphelins couraient les rues. Jusque dans les monastères où ne résonnait plus le chant des frères, victimes de cette étrange affection qui semblait ne point faire de distinction entre les purs et les hommes en état de péché.
Pourquoi ce grand empire fut-il si violemment touché ? Je me questionnai longuement au fil des années. Peut-être le Tout-Puissant voulut-il infliger à Justinien une dure leçon d’humilité en lui rappelant que le pape est son seul véritable représentant sur Terre, et que le pouvoir d’un empereur n’est point d’essence divine, mais seulement terrestre ? Richesse et force militaire ne sauraient supplanter l’infinie puissance de la foi. Ce n’est donc pas un hasard si le cœur de l’empire fut frappé avant que le mal se diffusât en ses provinces et chez ses ennemis – le Seigneur ne saurait méconnaître les impies qui conspirent à l’Orient contre la Chrétienté. Les hordes zoroastriennes de l’empereur Chosroès furent donc elles aussi décimées par la grande pestilence, ouvrant la voie à de futures conquêtes. Palestine, Syrie, Pont-Euxin, mais aussi les royaumes des Vandales, Wisigoths, Ostrogoths, toutes les rives de la Méditerranée, d’Hispania à la Gaule Narbonnaise et jusqu’en Germanie, tous furent atteints à leur tour.
J’ignore pourquoi le mal fondit enfin sur Rome. Après tant de guerres, de sièges, d’invasions, notre pape Pélage II avait réussi à restaurer la paix en son royaume, désormais sans richesse et sans gloire, que nombre d’habitants avaient abandonné. Les abords de l’antique forum désormais désertés, les Romains s’étaient installés au nord du Capitole, dans cette boucle du Tibre qui remonte jusqu’au mausolée d’Auguste. Quand soudain en novembre, le fleuve se mit à grossir. Bientôt, il sortit de son lit et se répandit telle une mer tempétueuse à travers la ville, ruinant les maisons, écroulant des monuments édifiés pour l’éternité à la gloire éphémère du pouvoir des empereurs, transformant le forum en un vaste marais où tous les miasmes de la Terre semblèrent ensuite germer, semence de chaos. Au palais du Latran, le flot nous montait aux mollets, et dans la basilique du Très-Saint-Sauveur nous nous agenouillions dans l’eau pour prier, ce qui me causa d’attraper une toux maligne qui secouait affreusement tout mon corps souffreteux, et dont je ne suis point encore remis. D’aucuns racontaient que les crues par endroits avaient submergé la muraille d’Aurélien, et qu’en certains lieux on avait vu des infestations de serpents et de monstres aquatiques, qui proliféraient dans cette fange immonde. Les bêtes qui n’avaient pu se réfugier sur les collines furent emportées, moutons, brebis, chèvres, voire chiens et chats, et leurs cadavres dérivaient, ventre en l’air sur les eaux turbides, au milieu des débris des maisons et monuments détruits. Les champs noyés furent dévastés, les greniers à blés ravagés. Alors, les vivres vinrent à manquer.
Quand les eaux refluèrent, la disette succéda, s’abattant tel un deuxième désastre sur le peuple de Rome déjà mis à genoux. Au palais du Latran, nos garde-manger demeuraient bien garnis, toutefois, le jeûne ne m’a jamais fait peur et sied à ma nature, aussi priais-je pour mes frères et sœurs affamés et organisai-je des distributions de vivres aux plus pauvres. Certains néanmoins résolurent d’aller quérir leur pitance dans les bois, y glanant quelque nourriture, y chassant des lapins ou oiseaux maigrelets. D’aucuns faisaient du pain, mêlant le peu de farine qu’il leur restait à des pépins de raisin, des chatons de noisetiers, des racines de fougères, réduits en poudre. Beaucoup ne résistèrent point à la tentation de manger des plantes inconnues, qui rendirent malades leurs organismes affaiblis. Je priais pour eux nuit et jour, oubliant mes propres maux.
Alors, sur cette cité dévastée par les eaux et la famine, la grande pestilence referma sa main de mort. Sans doute venait-elle des émanations méphitiques, fruits de la corruption immonde qui avait succédé au retrait des flots. Naguère à Constantinople, Théodore m’avait expliqué qu’avant les hommes, le mal frappait les rats. Et là où les rats meurent, les hommes meurent. Je ne me réjouis donc point de voir les cadavres de ces chapardeurs s’amonceler dans les rues et après ceux de nos troupeaux décimés, de les voir dériver par grappes entières à travers le Tibre, telle l’armée de Pharaon. J’en comptais près de dix un matin, en sortant du palais. Et très vite la rumeur de la peste se propagea. Des membres de ma propre famille tombèrent malades, et je perdis ma tante, la très sainte Tharsilla. J’organisai une messe en son honneur, et décidai trois jours de jeûne.
Tout à mon chagrin, j’avoue ne pas avoir immédiatement saisi la gravité des faits. La maladie m’est familière depuis toujours et mon corps éprouvé ne la redoute point. En outre, monseigneur Pélage comptait sur moi, son secrétaire et conseiller, pour le seconder dans de nombreuses tâches. Il m’avait chargé, ancien préfet de Rome, d’organiser le déblaiement des rues et des ruines, suite aux terribles crues, de remettre en état les bâtiments, dont la Basilica Julia, immense tâche qui absorbait toute mon énergie. Diminué par des revers politiques et religieux récemment essuyés, accablé par ces catastrophes, Monseigneur vaquait, courageux, à ses tâches quotidiennes en fidèle et fervent serviteur du Très-Haut, répondant aux nécessités politiques, disant la messe, faisant pénitence, visitant les malades, et ce fut sans doute cette ultime humilité qui causa sa perte.
Il se réveilla un matin accablé de douleurs, la tête en un étau, en proie à une grande langueur et une fièvre brûlante. Très vite, des grosseurs apparurent au niveau de l’aine et des aisselles. Aurelius, son médecin, sitôt mandé à son chevet, comprit immédiatement. La maladie des aines, aussi appelée peste. Il commença par une saignée, comme le recommandait Galien, fit brûler certaines essences de bois et autres plantes pour purifier l’atmosphère de la modeste chambre. Enfin, il posa sur les glandes gonflées des cataplasmes froids pour calmer les humeurs et rétablir leur équilibre, car notre pontife se consumait littéralement au dedans de son corps.
Hélas, son état ne cessait d’empirer malgré la science médicale. Aurelius passa la nuit à le veiller. Au matin, il me fit venir dans l’antichambre pontificale et m’apprit que dorénavant seul Dieu pouvait sauver Son représentant sur Terre. Sitôt je convoquai l’ensemble du Latran dans la salle officielle et sommai tous les hommes valides de venir sans attendre prier avec moi pour le salut de Monseigneur. Durant trois jours et trois nuits, nous ne quittâmes point la basilique du Très-Saint-Sauveur, où bientôt une foule de fidèles nous rejoignit. Mes genoux me faisaient terriblement souffrir, le froid humide me glaçait jusqu’aux os et ma toux empira. Plusieurs fois je vacillai, et manquai m’effondrer. Las, nonobstant la ferveur de nos prières, dans la nuit du 5 février 590 de l’ère de l’Incarnation, notre bien-aimé pape, Pélage II, rendit l’âme à son Créateur. L’accès à la vie éternelle lui fut, je n’en doute point, un immense soulagement car, l’ayant délivré des maux terrestres, le Très-Haut l’accueillait en son royaume céleste.
Quand l’aube poignit à l’Orient, pâle comme un suaire, une grande tristesse m’enveloppa. Je contemplai cette ville dévastée, privée de son guide. Elle me sembla pareille à une nef qui au cœur d’une tempête perd son capitaine. C’est alors que, dans le lointain, je vis un rapace fondre sur sa proie, puis s’élever dans les airs, la tenant dans ses serres. Je ne sus distinguer quelle infortunée créature avait été ravie, mais ne pus réprimer un frisson. En dépit de ma foi infrangible, je me sentis soudain très seul, comme abandonné par mon saint père Pélage, et j’éprouvai un peu ce que le Christ ressentit tout au fond de son âme lorsqu’il fut crucifié.
Je me tançai bien vite pour ces pensées impies, et je me relevai pour aller promptement me remettre au travail. La tâche était sans fin, et mon corps, torturé par la toux et mes vieilles douleurs réveillées par trois jours de prières fiévreuses, n’aspirait qu’au repos. À peine étais-je revenu à mon cabinet qu’une délégation se présentait à moi, avec à sa tête de puissants cardinaux, m’adjurant d’endosser la charge abandonnée par monseigneur Pélage. Je les rassurai en leur affirmant que nous veillerions ensemble à ce que toutes les responsabilités de notre dévoué pontife fussent remplies tant que l’empereur n’aurait nommé son successeur, afin qu’à la vacance humaine ne correspondît point une vacance spirituelle et politique, si périlleuse en cette époque maligne et belliqueuse. Je lus sitôt sur leurs visages que ce n’était pas là ce qu’ils souhaitaient entendre. Ils repartirent, têtes baissées.
Notre Saint-Père enterré, les forces du mal se déchaînèrent. Les maisons se vidaient, des plus humbles masures jusqu’aux plus beaux palais. La peste fauchait sans répit sa moisson de morts : jeunes, vieux, hommes, femmes, dévots, peu croyants, riches, pauvres, son appétit paraissait insatiable. Les rues étaient jonchées de cadavres, dont les familles terrifiées se débarrassaient sans remords. Des forçats, devenus mercenaires, étaient grassement payés pour déblayer les corps et les transporter jusqu’aux fosses communes, au sud de la muraille d’Aurélien, le long de la voie Appienne, ou les brûler sur des bûchers dont les âcres fumées venaient même en plein jour noyer les rues d’une nuit empoisonnée, préfigurant l’Apocalypse. Certains, disait-on, voulant épargner à leurs chers défunts cette ignominie, les enterraient au fond de leurs caves, attendant le jour où les morts se relèveraient – ce qui ne tarderait point. En effet, j’étais de plus en plus convaincu que la fin des temps était proche, et le jugement dernier à nos portes.
Et plus le temps passait, plus les demandes se faisaient insistantes de la part de tous les corps constitués pour me voir endosser la charge pontificale. Certains matins, mon corps tyrannique, cloué par ses douleurs, refusait de se mettre en mouvement, et je priais le Seigneur de m’accorder assez de force pour mener à bien ma tâche jusqu’à la nomination du nouveau pape par l’empereur Maurice. Tout ce temps, je songeais sans cesse à mon monastère bien-aimé, Clivus Scauri, aux murs frais et épais de ma cellule qui aidaient mon âme à s’élever par-delà les vicissitudes de ce monde, à la présence silencieuse et réservée de mes frères, dont les pensées sacrées, mêlées aux miennes, montaient vers notre Seigneur tout-puissant. Ainsi donc envoyais-je à l’empereur des missives le priant de ne point accéder à la demande de tous ceux qui me voulaient nommer pape. Je m’ouvris à lui de ma santé précaire, de mon aspiration à la vie monacale après des décennies au service des autres. J’écrivis à Théodore, au général Narsès, à Théoctista, sœur de Maurice, à l’impératrice Constantina, tous de vieux amis, pour qu’ils supplient l’empereur de ne point me charger de cet immense fardeau. Nonobstant, en attendant sa décision, je m’acquittais diligemment de toutes les responsabilités pontificales, ainsi que l’exigeait l’urgence de la situation.
Hélas, la grande pestilence poursuivait sans relâche ses funestes desseins. Désormais, à l’aube, le chant des oiseaux n’était plus troublé par les cris des charroyeurs ou des paysans venant vendre à la ville le fruit de leurs terres. À peine la nourriture était-elle encore livrée pour entretenir les humbles serviteurs de Dieu au palais du Latran. Je célébrais des messes dans une basilique où des bancs entiers restaient inoccupés et ma voix, brisée de temps en temps par cette terrible toux qui ne me quittaient point, résonnait dans un désert. Les gens se terraient. Certains avaient fui. D’autres s’étaient barricadés avec leurs derniers vivres, comme si leurs pauvres portes eussent pu arrêter le mal noir. La terreur régnait : pas une créature humaine qui ne tremblât face au fléau.
Un jour, en rentrant d’une visite à ma famille, je croisai le triste cortège des fossoyeurs-forçats dans une rue étroite. Je me plaquai contre un mur, soudain pris par la peur, et les regardai passer, pétrifié. Des étoffes enveloppaient leurs têtes pour se prémunir des assauts pesteux qui viciaient l’air, et ils avaient l’œil vide de ceux qui sont déjà morts intérieurement. Ils tiraient une charrette surchargée de corps enveloppés de linges gris, et l’odeur était si épouvantable qu’aussitôt pour m’en protéger j’appliquai sur mon nez un pan de ma tunique. Cette nuit-là, malgré une journée harassante, je ne dormis point. Cette vision me hantait. De ma fenêtre, je contemplais la nuit étoilée. Une brise tiède soufflait, annonçant déjà le printemps, et la lune d’argent nimbait de son halo la ville anéantie. Nous ne pouvions continuer à subir ce martyr. Il nous fallait lancer une ultime tentative, bander nos dernières forces, bien que tout eût échoué, les médecines du corps et les médecines de l’âme, processions, dévotions, contritions, comme les grands brasiers brûlant au sommet des collines pour chasser les miasmes, imitant Hippocrate autrefois à Athènes. Nous allions solliciter notre Seigneur, le Christ, le Saint-Esprit et surtout la Sainte-Vierge car, raisonnai-je, rien ne saurait résister à leurs puissances conjuguées. Seuls, nos efforts étaient vains : forts de leur aide, nous vaincrions la peste. Je décidai qu’à Pâques, jour le plus saint pour les chrétiens, aurait lieu une immense procession à travers la ville. Tous les hommes d’église défileraient dans la plus grande humilité en suivant la Salus Populi Romani, cette icône représentant la Vierge et l’Enfant, peinte par le très saint père de l’Église, Luc l’Évangéliste.
Ce matin-là, avant que les coqs n’eussent chanté, nous célébrâmes une messe en la basilique Sainte-Marie-Majeure, qui abritait l’icône. Du diacre issu de la noblesse au bénédictin le plus modeste, tous étaient là, portant l’humble tunique de lin de notre Seigneur Jésus-Christ. Durant tout le carême, les Romains avaient tenté d’apaiser Dieu en faisant pénitence, en jeûnant, sans d’ailleurs consentir grand effort tant la disette et l’épidémie avaient réduit jusqu’au train de vie des plus grands aristocrates. Depuis des mois aucun ivrogne ne hurlait plus d’insanités sur la voie publique, luxure et débauche avait déserté notre ville, les maisons de plaisir ayant fermé, faute de clients, et le peuple ne vivait plus que dans la crainte du Seigneur et dans la dévotion, car Lui seul pouvait encore l’épargner. Même le spectre lombard n’effrayait plus personne : nulle armée n’eût osé s’emparer d’une ville moribonde, rongée par la peste, plus dangereuse alors que les pires hordes barbares.
Pendant des heures, nous priâmes pour les âmes des défunts, pour montrer au Très-Haut que nous nous repentions de nos péchés, de ceux de nos concitoyens et aussi de nos pères. Humbles parmi les humbles, nous demandâmes au Christ, l’Agneau de Dieu qui avait souffert ce que peu d’hommes ont souffert, d’épargner les innocents et, en ce jour de Résurrection, de sauver avec Lui ceux qui en étaient dignes. Comme naguère à Sodome et Gomorrhe, il devait bien y avoir à Rome des hommes et des femmes aux cœurs justes et purs ne méritant point d’être ainsi ravis au monde d’ici-bas.
Après toutes ces dévotions, nous descendîmes la Salus Populi Romani. Ceux-là qui la décrochèrent sentirent aussitôt quelque chose. Comme si l’icône sacrée eût été animée d’une vie propre. Le regard de la Vierge, austère et impavide, semblait dire : « Je suis là pour vous protéger. Vous êtes venus en mon église solliciter ma protection, et quand bien même je n’ai pu sauver mon Fils bien-aimé, je vous sauverai, vous, fidèles et pieux enfants de Rome. »
L’image installée précautionneusement sur des coussins, nous sortîmes en procession de la basilique. Le jour s’était levé et versait une lumière froide et grise par les rues où s’étaient rassemblés les rescapés. Certains malades avaient été traînés dehors, dans l’espoir que la simple vision de la Vierge les guérît. Beaucoup de fidèles s’étaient agenouillés sur les pavés, parfois dans la boue, priant, les yeux modestement baissés, ou au contraire levés avec espoir vers la Mère de toutes les mères. Et très vite, en effet, un changement s’opéra. Au passage de la sainte icône, l’air vicié semblait se purifier. Les miasmes perdaient de leur ardeur, les langues de brouillard poisseuses se vaporisaient, la lourdeur de l’air s’en trouvait comme rafraîchie. Soudain, on eût dit qu’une brise céleste soufflait par nos rues étroites aux haleines méphitiques, qu’un vent sain lavait la pestilence des avenues empuanties. Je ne pouvais m’empêcher de lire sur les visages des expressions d’espoir que je n’avais point vues depuis de très longs mois. Nous avancions, psalmodiant toujours nos prières d’une voix sourde, têtes baissées, et partout, j’entendais mes concitoyens s’extasier en découvrant Notre-Dame. Même mon corps, si perclus de douleurs, semblait rajeuni, et mes jambes lasses me portaient presque sans effort.
Enfin, comme nous franchissions le pont Ælius, se produisit un phénomène extraordinaire. Soudain, la voix des anges retentit, et leur chœur chantait : « Reine des cieux, réjouis-toi, alléluia, car ton divin fils est ressuscité, alléluia, comme il l’a dit, alléluia. » Médusé, je tombai à genoux, m’écriant : « Mère de Dieu, priez pour nous, alléluia ! » Alors, émergeant de l’azur au-dessus de la forteresse, surgit une grande figure de lumière. C’était l’archange Michel, tenant un glaive ensanglanté qu’il essuya, puis rengaina en son fourreau. Alors nous sûmes que nos prières avaient été entendues, et la peste vaincue. La Vierge, dans son immense miséricorde, avait accédé à nos prières et délivré la Ville Sainte du plus grand mal qu’eût connu cette Terre depuis la Création. L’archange magnifique resta suspendu quelques instants face à nous, sa longue chevelure bouclée s’agitait sous la brise, ses ailes étaient d’un blanc immaculé, son épée scintillait au soleil, et son sourire était pur, exhalant l’infinie bienveillance de notre Seigneur Jésus-Christ.
Dès qu’il eut disparu, les témoins du miracle tombèrent à genoux, se prosternèrent, se remirent à prier, leur ferveur décuplée, puis, la joie soulevant les cœurs, une liesse nouvelle s’empara de la foule et des cris d’allégresse inouïs retentirent. Les femmes chantaient, les enfants riaient et nous, hommes d’églises, rendions grâce à la Vierge, notre Mère, qui avait voulu qu’en ce jour saint, nos vœux fussent exaucés.
Ainsi avons-nous décidé, en mémoire du miracle de l’archange Michel en cette Pâques de l’an 590, que cette forteresse serait désormais nommée Château Saint-Ange, afin que le peuple de Rome n’oublie point que la Vierge le sauva, sanctionnant ses prières, son jeûne et toutes dévotions consenties en son nom et au nom du Seigneur. Puissions-nous ne jamais revivre pareil cauchemar. Loué soit le Très-Haut. »
Première pandémie de peste avérée, la peste de Justinien, venue d’Asie, frappa Constantinople en 542 et ravagea le sud de l’Europe, le Maghreb et la Mésopotamie. Dans les grandes villes, 30 % à 50 % des populations périrent (le Maghreb ne retrouva une démographie équivalente qu’au XIXe siècle). L’épidémie fit basculer l’équilibre économique en faveur de l’Europe du Nord et facilita les conquêtes arabo-musulmanes.
Au cours du VIe siècle, la population de Rome passa de 200 000 habitants à 30 000, demeurant stable jusqu’en 1400.
Gregorius Anici, Grégoire le Grand, fut un pontife d’exception, son influence politique et religieuse perdura des siècles.
Le 27 mars 2020, le pape François fit venir la Salus populi romani à Saint-Pierre-de-Rome pour demander à la Vierge d’arrêter l’épidémie de Covid-19.
Trois semaines avant l’adoption des mesures de distanciation, avant que le Canada tout entier se cloître dans un chacun chez soi généralisé, ma petite famille quittait la ville pour s’installer à une quinzaine de kilomètres de la mer, à un jet de pierre du petit village où j’ai grandi. Habituée à un quotidien rempli de déplacements, d’obligations, de fréquentations, de conflits d’horaires, je me retrouvais soudain devant un horizon balisé par les grands espaces, le silence, le vide.
Très vite, une mélancolie s’est installée chez nous. Les enfants n’en pouvaient plus de ne pas voir leurs anciens amis, n’ayant pas eu le temps de s’en faire de nouveaux à l’école qu’ils avaient fréquentée cinq jours seulement avant la fermeture. De mon côté, je luttais contre un sentiment d’impuissance en me voyant contrainte à devoir m’improviser animatrice scolaire tout en cherchant à maintenir un rythme de travail convenable. Les semaines s’enchaînaient, toutes pareilles les unes aux autres. Il faisait froid, nous tournions en rond. L’incertitude pesait sur nous.
La vérité, c’est que je ne m’étais pas tout à fait réconciliée avec l’idée de retourner au site de mon enfance, même si mon mari et moi avions décidé qu’un retour à la campagne nous aiderait à créer un semblant d’équilibre entre la place qu’occupaient sa vie professionnelle et la mienne. Mes parents avaient quitté ce village une bonne vingtaine d’années plus tôt, un peu après moi, et je n’y avais jamais vraiment remis les pieds depuis. En circulant en voiture avec mes enfants sur ce réseau de routes autrefois si familières, j’éprouvais un pincement au cœur. Ce même sentiment m’accablait au moment de franchir le seuil de l’épicerie ou de la pharmacie, d’autant plus que nous étions tous masqués à présent. Je craignais de croiser une ancienne connaissance, ne sachant pas si je souhaitais qu’on me reconnaisse ou s’il était préférable que je passe inaperçue, telle une étrangère, dans ce lieu si petit qu’il y avait trop peu de secrets.
Un soir de cafard particulièrement éprouvant, je me suis éloignée de la chaleur réconfortante du poêle à bois pour descendre à mon bureau et m’entourer de mes livres. Mes collègues me manquaient. Mes projets aussi. Tout semblait stagner. Mon ami Adalber m’avait confié l’année précédente un magnifique recueil qu’il avait signé et qui venait de paraître dans une maison d’édition à Puerto Rico. Je l’avais lu d’une traite dans l’avion en revenant de Banff, à l’époque où il était encore permis de voyager, et j’en avais tiré une douce impression de sérénité. Il y était question d’îles, d’archipels lointains, de mémoire familiale, de scènes d’enfance. J’avais traduit quelques passages au courant de l’été, dans un geste d’amitié, mais aussi pour travailler mon espagnol ; or, même si j’avais très envie de décrypter ce texte en entier, le chaos du quotidien m’avait vite fait comprendre que le temps venait à manquer. Mais je n’avais que ça à présent, du temps. Même sans finalité concrète, l’entreprise pouvait servir à chasser ce marasme qui menaçait de s’établir en permanence et que j’associais malgré moi à mon nouvel habitat.
Avant tout, il y a l’étonnement. La surprise de découvrir une terre tout entourée d’eau, embrassée par les flots. Et brillant au-dessus, un soleil doux et brutal, un soleil intense qui vous saisit par les épaules et vous immobilise comme un arbre à midi.1
Soir après soir, sous le rayon chaleureux de ma lampe de travail, je me suis mise à explorer les subtilités des textes d’Adalber. Je retraçais telle référence obscure dans Internet, je lisais tel autre passage à voix haute pour mieux comprendre sa structure rythmique. Je perdais le fil du temps quelque part entre l’île Margarita et Tenerife.
On aurait dit qu’elles avaient flotté jusqu’à moi, comme ces îles que l’on croyait capables de se déplacer tantôt en dérivant, tantôt en ciblant un objectif précis. Des îles navigantes qui rendaient le voilier obsolète, qui conjuguaient en elles-mêmes la migration et la permanence, le départ et l’immobilité. Des îles qui allaient avec nous comme nous allions avec elles.
Malgré la lenteur avec laquelle les journées défilaient, le printemps est enfin arrivé. Pour souligner l’occasion, mon mari David et moi avons bêché un coin de terre aride et rocailleuse et y avons enfoui des semences. Moins d’une semaine plus tard, une marmotte est sortie de son terrier, à quelques mètres des sillons engraissés avec soin.
L’île flottante a quelque chose de miraculeux. Une longue liste de saints radins, faisant fi des bateliers, s’en sont servis pour voyager : saint Kilian, saint Médoc, saint Vougay, sainte Moninne, saint Piran, et bien sûr, saint Brendan.
Le lieu qu’a visité ce dernier correspond à l’une des îles dites Fortunées, au climat doux et à la végétation luxuriante. Des îles généreuses, disait-on. Des lieux réservés aux pieux et aux dieux.
Dans une autre version de l’histoire, saint Brendan a débarqué sur le dos d’un terrible monstre marin après l’avoir confondu avec un îlot. La bête, enragée d’être soudain peuplée, s’est secouée. Comme quoi des miracles aux atrocités, il n’y a qu’un pas à franchir.
Notre voisin a fini par nous apprendre que nous avions bêché par mégarde notre champ d’épuration. Je ne sais toujours pas comment interpréter la disparition du rongeur au lendemain d’une visite d’un renard à la brunante.
Au mépris de tous mes doutes quant à la qualité du terreau dans lequel nous avions semé les graines, notre potager s’est mis à produire. D’abord des pois mange-tout, que je cueillais le matin en me promenant pieds nus dans la rosée. Ensuite, des courgettes à profusion. J’ai découvert aussi des framboisiers généreux à l’orée du sous-bois. Le soir, je continuais d’errer entre les lignes des textes d’Adalber et d’échanger des textos avec lui en lui posant des questions sur tel aspect obscur, partageant des réflexions sur tel souvenir lointain évoqué par un passage particulier. Un dialogue parallèle se formait entre ces textes et nos quotidiens, et l’espace ainsi forgé me servait d’abri, m’offrait une échappatoire, un lieu fictif où fuir la lenteur des jours et la douleur sourde de cet étrange retour au lieu de mon enfance. Je découvrais, comme d’autres avant moi, que l’un des plaisirs de traduire est d’écrire en la présence d’un autre.2
À la mi-juillet, un tamia a trouvé une réserve secrète dans le garage : un seau de graines de soleil posé là, à découvert. La nuit, ma fille entendait gratter une créature dans le mur de sa chambre. Sans doute le rongeur qui rangeait ses réserves en prévision d’un long hiver que je peinais à imaginer.
Îlot invertébré, monstre clé, monstre minime engloutisseur d’univers, le kraken repose au creux de la mer où des mollusques lui servent d’étoiles et ses ventouses, de constellations. C’est une galaxie de chair sous-marine, de tentacules interminables, d’yeux dépourvus de paupières.
Tout donne à penser que le tamia a succombé à la vague de chaleur qui s’est abattu sur la région vers la fin juillet. Les grattements entre les murs ont été remplacés par une odeur doucereuse à l’étage.
Au début août, la présence d’animaux autour de la maison est devenue plus manifeste. Des excréments d’ours à moins de dix mètres de la maison, truffés de bleuets. Des ratons laveurs dans le compost qui éparpillaient nos pelures de banane dans l’herbe. Des effluves de moufette. Des pics-bois, des hirondelles. Et pour couronner le tout, un chaton tout maigrichon qui guettait nos mouvements, d’abord à l’abri des aulnes en bordure du ruisseau, puis de l’autre côté de notre porte vitrée.
Une île qui vocifère, c’est peut-être le dernier spécimen d’une vieille race de roches, de sel et d’arbres tordus par le soleil qui lance sur la mer son cri d’accouplement.
L’envie de pousser à l’extrême ce sentiment d’étrangeté et d’éloignement qui m’habite depuis notre arrivée m’est devenu incontournable pendant cette longue période de confinement. Ce désir de me perdre m’a portée vers des îles lointaines, décrites en espagnol, que j’ai traversées par la traduction. Quant à l’intimité qui me manquait, cette douce communion des âmes qui nous fait traîner des heures durant dans un café avec un ami, je l’ai un peu retrouvée, à volume tamisé, sous le plafond traversé par les pas staccato de souris entrepreneuses.
Les îles sont le lieu du secret; leurs côtes gardent tout ce qu’on ne peut pas atteindre en se promenant à pied, tout simplement. Figure essentielle de l’Autre, leur mystère est le corollaire de tout ce que l’on connaît, le fondement du familier. L’inconnu et la gravité sont des complices de longue date; ensemble, ces deux forces ordonnent le monde.
Dans la chaleur rayonnante de ma lampe de travail, j’ai pu me caler dans l’espace creux entre les vers d’Adalber, disséquant le rythme de ses phrasés, pesant les mots qu’il avait choisis de manière à bien en saisir les nuances. Des heures durant, j’ai entretenu avec ces textes qu’il m’avait confiés un dialogue interminable et silencieux. Ce faisant, j’ai trouvé un moyen de chasser ma solitude et d’éloigner le cafard, de voyager au-delà d’un espace qui me semblait trop étroit, de traverser des frontières qui me paraissaient infranchissables. De me rappeler que le monde était grand, qu’il m’attendait. Je n’avais qu’à tendre la main pour le frôler. Comme l’écrivait Adalber sous ma plume :
Les souvenirs que je garde de mon passage sur cette île sont flous, mats. J’y découvre des formes d’un désir qui s’est fait à l’image de mon corps. Sous cette île volcanique, mon enfance s’est creusé un nouveau sous-sol.
Tous les passages en italiques sont tirés de ma traduction inédite du recueil Isolario. Meditación en archipiélago d’Adalber Salas Hernández (San Juan, Puerto Rico : Ediciones Agualduce, 2019). ↩︎
Je paraphrase ici Lydia Davis, citée par Kate Briggs dans l’incomparable essai This Little Art (Londres, Fitzcarraldo Editions, 2017), p. 182. L’énoncé de Davis est tiré de son carnet « Alphabet of Proust Translation Problems », paru dans Proust, Blanchot and a Woman in Red (The Cahier Series nº 5, Lewes, Sylph Editions, 2007), p. 11. ↩︎
Des lumières nous brisent
d’autres nous effacent
entre ce sang et le nôtre
germent un pont, un escalier
Par-delà nos effrois
un canot dérive
il frotte son écorce
sur la peau du soleil
À l’envers de ce décor incongru
guettent des densités nouvelles
une page en cache des dizaines
et du temps pour les pressentir
Les mots accusent un poids
que nous n’avions jamais tenu
sous forme de gravité
entre nos lits et le ciel
Dans chaque famille
quelqu’un se lève
à l’orée du jour
n’atteindra pas sa nuit
Au moment où il se voyait naître
il passera par un autre seuil
sa maison s’effacera derrière
les pupilles de celle qu’il aime
Les nourritures qui le comblaient
tenteront une moisson dans sa bouche
des pistils sous la neige
fleuriront après son dernier soupir
Quand il finira d’être beau
des milliers d’hommes comme lui
pétales tendus à l’humus
auront rejoint leur corolle
Masque, gants, je me pousse quand ils passent, je me demande si, non il est faible, aux États-Unis c’est épouvantable, aujourd’hui je sors un peu, je fais attention, quand je pense que j’étais dans les montagnes quand mon père est mort, les policiers sont calmes as-tu vu ça, ne flatte pas le chien, non, mais si je touche aux arbres, si je m’assois sur le banc c’est correct, soleil dans visage c’est correct, les arbres c’est correct, quelqu’un a dit que bientôt, lave-toi les mains mon chum en arrivant, on est à deux mètres, comment ils font à la Maison du père, j’étais là il n’y a pas si longtemps, je fais ma routine, est-ce que tu vois des canards, qu’est-ce que tu fais avec tes souliers, il faut que j’écrive à ma voisine elle est toute seule, il y a des jeunes garçons qui livrent la nourriture pour aider c’est beau, je la réconforte comme je peux, regarde papa regarde comment je fais avec mon vélo, elle a chanté sur son balcon, ça c’était vraiment drôle l’autre soir son statut, elle a remercié les enfants, je vais relire Les souterrains, le grand Jack quand il est sur la rue et que les voix parlent, quand c’est Pâques et qu’il a une révélation, la marche fait du bien ils l’ont dit, ça va revenir la pensée les robes les pieds colorés, ça va revenir merci, je me souviens d’une phrase : il fallait que je marche, comme si quelqu’un allait mourir, comme si je sentais les fleurs de la mort dans l’air, merci, je n’ai pas vu mes enfants depuis si longtemps, c’est comme si je n’avais plus de repères, j’ai peur pour mes médicaments, ne flatte pas le chat, ça va revenir, regarde les arbres, Horacio.
Le porte-voix fait peur, on dirait qu’on est dans un film, assurez-vous de garder deux mètres de distance entre vous, nous sommes des sœurs, habitez-vous dans le même appartement, habitez-vous, le verbe habiter a pris une autre sens, verbe, je suis fatiguée, verbe, as-tu bougé, j’ai posé des questions, habiter quelque part, la musique est une maison, sors ta guitare, je n’ai aucun talent pour rien, j’ai étouffé dans mon masque à l’épicerie, étouffer, verbe, peur, verbe, je la réconforte comme je peux, il y a des chiffres, bordel, cette maudite courbe, je ne sais pas, c’était son anniversaire, mes mains, mes cheveux, mon dieu je ne veux pas être celle qui, je rêve de flatter des livres dans une librairie, je les touchais tout le temps, les livres, je rêve aux libraires, je rêve à des petites coquilles vides, soudain des insectes envahissent ma chambre, je n’ai plus de pièges à mites, je n’étais déjà pas le genre à mais là oui, j’ai commandé des plats, si on peut on le fait, heureusement que ma mère n’est pas dans un centre, je n’ai même plus envie de sortir, mais les gens sourient, je rêve de voir une sirène nager, on dirait que mon corps, c’est pire la nuit, moi je dors beaucoup, regarde les arbres, j’ai oublié que le printemps était comme ça, tu crois que les piscines, tu crois qu’après il y aura, il y aura ?
J’ai un frame de chat mais je travaille comme un cheval, il a dit, j’ai trouvé ça beau, frame de chat, je marchais jusqu’au vétérinaire, j’ai oublié de le regarder, je marchais jusqu’au parc, on dirait que tout est terminé, prends une pause, il lui a semblé entendre de nouveaux oiseaux, il y a vraiment du monde, je ne sais plus si je vais revenir, as-tu remarqué que la pollution était de retour, c’est pas compliqué si j’ai besoin de dormir je dors et quand c’est toi c’est toi, tu me mets dans une situation terrible avec les enfants, on ne peut pas faire comme si, il y a encore des morts, je trouve que c’est trop vite, il va falloir que ça change, au Québec aussi voyons, il fait si beau mais j’ai encore peur, dans la ruelle un homme a flatté mon chat, nous sommes une petite attraction, maintenant on dirait que tout est normal et puis non tout est pire, je me demande où sont les canards, son sourire est humide, j’aime ça être dans les arbres maman, avant je savais quelque chose maintenant rien, je ne sais plus rien, on dirait que mon corps se vide, ma tête c’est pire, ils sont en fleurs regarde, je ne me suis pas encore déconfinée, je ne peux pas, on dirait que rien ne s’est passé, elle pense qu’elle l’a attrapé, bon si on veut que ça fonctionne, on ne peut pas rester enfermés, son mari et son fils sont morts, j’ai des symptômes étranges, un feuilleté au homard, hier j’ai passé la balayeuse en robe, la décision la nourriture la commande de masques, elles sont toutes devenues la femme de ménage de quelqu’un, j’étais si fatiguée, les enfants m’inquiètent, je la rassure comme je peux, je flotterai dans un lac.
C’est l’absence je n’y vais plus, j’ai trop mal, mes genoux, avec la chaleur les os, une espèce de terreur qui m’envahit parfois, je ne sais pas, ça me rend triste et affolée, moi aussi, le parc ne m’attire plus je préfère rester ici, au moins je suis bien, je ne sais pas comment ils font, moi j’ai toujours envie de pleurer, deux trois jours ça va bien et puis les petites filles disparues, je savais qu’on ne disait pas tout, c’est comme si, mon dieu, dans le bois, comment cela se peut, est-ce que c’était si grand, c’était fini de toute façon, la mère, je ne peux pas, la mère comment lui prendre un peu de douleur, comment prendre une personne sur son dos et l’emmener ailleurs, n’oublie pas que tu vis, je n’en parle plus c’était avant, j’ai quitté le groupe je ne peux plus, j’ai été moi aussi tu sais, mais je crains, je voudrais passer à autre chose, j’ai peur de tomber, tu penses quoi toi, à un moment donné il faut que ça s’arrête, les hommes devraient se prononcer ça serait bien, je la rassure comme je peux, fatiguée, fatiguée, puis le poète qui meurt aujourd’hui c’est trop, je ne veux pas que mes amis meurent, il y une folie, une folie, je ne comprends pas les règles, la journée se recroqueville comme une tombe, une framboise, deux, je voudrais nager dans un lac, n’importe où, je voudrais qu’une sirène caresse ma tête que mes jambes flottent, on vieillit plus vite, ils nous ont demandé si on habitait ensemble, on est trop vieilles c’est ça, il y avait une table de six, à eux ils n’ont rien demandé, voyons, on a dit oui, je riais, bon dieu, tout ce qu’on a perdu, je m’imagine à la mer, même pas je n’y arrive plus, on dirait que les souvenirs rament à l’envers, j’écris des prophéties, pour moi la source est tarie, je pense aux lapins aux chèvres aux abeilles, je pense au musée des histoires oubliées, les choses finissent et puis les herbes repoussent, j’ai lu un très beau livre, je te l’apporte.
Tu as vu la tête de la statue au sol, tu as vu la photographie, moi j’ai souri dans mon salon, le matin, dans mon lit, j’ai pensée à Berlin, tu sais, les cicatrices de la ville ont été réfléchies et transformées, c’est ce que je me dis, je me souviens de tant de beauté, ça aussi, ça aussi, on a appris à aimer, tu crois que ça va durer encore longtemps, on a appris à être plus ou moins triste ou déprimé, c’est drôle, les jours passent, lundi mardi mercredi jeudi vendredi et je n’ai rien réussi, je voudrais juste savoir que les jours passent, le savoir vraiment, les intégrer dans mon corps-temps, je voudrais que ça ralentisse pour vrai dans le ralentissement, parce que quand même tout va vite, l’autre soir, il m’a dit qu’il avait perdu l’habitude des autres, moi aussi j’ai perdu le contrôle, j’avais mis en place un dispositif de survie, depuis des années, mais maintenant il n’y a plus rien d’utile, il y en a qui fêtent, il y en a que leur vie n’a pas changé, c’est juste des détails qui s’accumulent, un peu plus de poussière, un peu plus de raideur, le sourire figé, peut-être qu’il l’était avant, j’ai dessiné une main, où vas-tu avec ce chien, j’ai mis ma robe sarcelle je pensais, pas de visage, je pensais, on dirait que l’été est fini, ça été une comète de chaleur et puis là, boum, septembre plus automne que jamais, ce n’est pas ce qu’on attendait, septembre doit être une suite, septembre est le seul point positif du dérangement climatique, je ne devrais pas dire ça, car ici nous avons de la chance, n’est-ce pas, mais là septembre, beaucoup de gens n’ont rien reçu, beaucoup n’ont rien, regarde qui danse sous les arbres, je voudrais bien retourner nager, je voudrais partir, j’ai vu une jolie petite roulotte à vendre, j’ai rêvé que j’étais dans la jolie petite roulotte, quand j’écris j’emploie trop souvent l’adjectif petit petite, j’écris ici pas dans le grand manuscrit, je suis contre la chasse sportive, tout est sportif, ça me dérange, elle a dit : « être riche est une question de honte qu’on a jamais », c’est la phrase la plus vraie que j’ai entendue aujourd’hui, elle, c’est Constance Debré, on m’a parlé de son livre, je me souviens de mes premiers temps en enseignement, je reconnaissais tout de suite, en un coup d’œil, les élèves de familles riches, riches je veux dire de famille en famille, un pas sûr, un maintien stable, une parole déliée, ça ne veut pas dire que, mais je faisais parler les autres c’était plus fort que moi, je m’en confesse, je m’ennuie dans les récits longs, je m’en confesse, sauf si la langue me happe, et ça arrive souvent oui, quand je lis, je dois construire mon nid et être complètement seule, c’est plus dur maintenant, car je me sens mal et je voudrais faire quelque chose, ne pas voler du temps aux autres, leur donner un répit, mais qui sont les autres, c’est une question, l’enfant ne voulait pas jouer au basket et il pleurait, ça a duré une heure, il pleurait, dans la ruelle, il pleurait, je n’aime pas ça papa, c’était du désespoir je te le dis, j’ai pleuré moi aussi, il m’a demandé d’être prudente, il m’a dit qu’il me restait beaucoup d’années à vivre, c’est une preuve, peut-être qu’il m’aime, je la rassure comme je peux, c’est que des voix m’habitent et elles sont malades, je voudrais avoir plus d’animaux, reviens, parle-moi, ne reste pas seule.
J’ai rencontré un chien qui s’appelle Minuit, juste ça c’est assez pour aimer la vie, ça dure jamais longtemps, mais Minuit, le chien, j’aime trop, ma copine a chopé le virus, ensuite ses enfants, ensuite moi, mon ex-femme, nos enfants, c’est comme des petites spirales qui s’entraînent les unes les autres, j’ai toujours cette image de vague, la nuit dernière j’ai rêvé qu’on lui coupait une patte, pourquoi pleurez-vous, je cherche la fontaine, quelqu’un m’attend, ce n’est pas le bon parc, il n’est plus capable de marcher, j’ai croisé une amie et mon geste d’enthousiasme est resté figé dans l’air, mon sourire est seul dans mon masque, je ne respire plus, oui championne, court, elle s’est construit une piscine dans le jardin et elle s’attache pour nager, tu devrais marcher plus longtemps, il n’est pas sorti de son appartement, personne n’en parle, dis-moi ce qui te serait naturel, regarder des bijoux sur un site, m’étendre sur le gazon, j’adore ses vibrisses blanches, est-ce que tout recommence, je la rassure comme je peux, nous avons appris combien nous étions vieilles, je ne l’ai jamais su, je me revois nager petite fusée rapide dans le couloir bleu, un jour au parc, un garçon a essayé de, il faisait déjà noir, mes vêtements criaient à côté de moi, et par miracle mon ami est arrivé, c’est toujours la même histoire, je leur dis tout et ils n’entendent pas, je ne pensais pas que ça durerait, tu sais quand il a, je ne pensais pas qu’on en arriverait à ce point, j’étais si fière de moi et là j’ai perdu ma trace, elle va s’en sortir, on ne sait pas de quelle maladie il souffre, où irons-nous quand ce sera l’hiver.
Oh maman tu as vu c’est un chat léopard, le son des feuilles tombées, le jaune qui crépite, tu as vu, les canards, je me demandais où ils allaient l’hiver, comme Holden Caulfield dans L’Attrape-cœurs, je n’ai jamais réfléchi, je suis restée avec cette image des canards morts sous la glace pendant toutes ces décennies, quelle folie, bon, je me questionne sur la fiction le réel, il fait froid, que pouvons-nous dire encore si nous sommes devenus l’effet d’une pandémie, je suis devenue une version pire de moi-même, merci d’être venu me voir, à force je me trouve des maladies, à force j’ai perdu la voix, madame, je peux le toucher svp, il a dit des choses injustes, elle m’a planté un couteau dans le cœur, tu sais qu’ils sont déménagés, les souvenirs étaient trop lourds, écoute-moi je vais te dire qui tu es, je l'aime, j’ai hâte aux fantômes, j’ai pleuré toute la journée, le jeune écrivain m’a prise dans ses bras, c’était des larmes d’un autre siècle, merci pour le gâteau, je veux danser, c’est un genre de tiger il m’a demandé, il a dit ça je te jure, certains hommes sont si seuls, leurs yeux, je peux vous parler un peu, je m’approche, pas près, je peux, les foulards, les mitaines, les tuques, est-ce que c’est vous, non, quelqu’un les a placés partout dans le parc, moi je les photographie c’est tout, savez-vous où trouver de la laine, savez-vous, il ne part pas, vous chantez bien, c’est quand même la seule chose qu’il me reste, je la rassure comme je peux, fais une chose, fais une liste de ce que tu peux encore faire, flatter la couverture d’un livre, marcher dans la couleur d’automne, maquiller tes yeux, ouvrir la fenêtre et sentir le vent tandis que tu t’endors.
Qu’est-ce qu’un écrivain, sinon la manifestation d’un sentiment particulier ?
Dans le petit jadis, avant que les espaces intérieurs de la ville ne se referment comme des coquillages autour de nous, il était prévu que je vous lise ce texte en personne, dans l’agora du Cœur des sciences, à quelques pas du Quartier des spectacles.
Nous ne vivons pas le joli mois de mai que nous espérions. Je continue tout de même, au nom de la santé mentale et physique, de faire de longues marches à travers la ville. Je n’ai pas sitôt mis le pied dehors que je m’invente une destination, comme si ma raison en dépendait. La crise – l’expression me semble un tant soit peu paradoxale, vu ses effets pacifiants – a dépeuplé les rues, ralenti les rythmes de la ville. On croise des gens stupéfaits de marcher dans une version de ce jour d’après dont on croyait qu’il ne viendrait jamais. Les angoisses familières de la guerre froide, qui ne semblaient plus qu’un mauvais rêve, sont ravivées, et métamorphosées par la prégnance du virus. La montréalité, bousculée par sa force d’impact, a franchi un palier d’irréalité. Sur les trottoirs et dans les rues négligées par les voitures, les citoyens s’écartent à distance respectable les uns des autres. Ils ont le regard hanté et la démarche spectrale de revenants tout aussi apeurés d’eux-mêmes que de leurs semblables.
J’ai vite résolu – j’aimerais dire que c’était à la date prévue pour ma prestation – d’aller voir d’où je vous aurais parlé, si les choses avaient suivi leur cours. Lorsque j’ai pour la première fois entrevu les bâches blanches des tentes de la clinique de dépistage, elles m’ont semblé les émules de celles que l’armée américaine plante au pied du vaisseau extraterrestre dans Arrival, ce film hollywoodien de notre compatriote Denis Villeneuve. J’imaginais les techniciens en combinaison hazmat qui s’affairaient à l’intérieur, tendant les languettes de l’inquiétude aux citoyens éberlués de se retrouver en plein scénario catastrophe. Et ce, au lieu même où ces derniers s’étaient habitués à aller au concert, à la fête.
La Place des Festivals a été transformée en décor de film de science-fiction vécue. Je crois que quelque chose, dans les récits et les images que nous consommons à longueur de jour, nous avait accoutumés à l’éventualité de la crise, et lorsqu’un beau jeudi douze mars – Douzeday Doomsday – au Québec et sur Terre, les autorités ont décidé d’alerter la population à la menace qui flottait dans les airs, nous nous sommes si vite, et si docilement, adaptés à la donne, qu’il m’a semblé que nous acceptions une vérité cachée depuis des lustres au fond de notre pensée. La fiction, je n’ai de cesse de le répéter, fait aussi partie de la réalité, et nous avait donc préparés, un tant soit peu, à basculer dans l’expérience. Mon invocation de ce terme cher aux scientifiques de toutes les persuasions est loin d’être innocent. La pandémie nous a propulsés dans l’urgence de l’hypothèse, et nous nous adaptons, tant bien que mal, à une nouvelle forme de solidarité, qui ouvre également la voie à une forme nouvelle de contrôle social.
Lorsque je cherche des comparables – un tel saisissement de l’espace public – dans l’histoire récente de ma ville, je me prends à penser à la crise d’octobre 1970, à la tempête de verglas de 1998 ou au Printemps érable de 2012.
L’ingérence fédérale, les rigueurs de l’hiver et l’émotion populaire, vécue comme une fin en soi – la défaite est après tout un des mythes fondateurs du Québec –, sont des traits caractéristiques de notre culture. Elles représentent aussi trois façons distinctes de bloquer les artères de la ville. La pandémie en est une nouvelle.
La courbe de la contagion a déposé sa cloche de verre sur nos têtes, et, à Montréal comme ailleurs, la population se trouve projetée dans l’espace d’un récit scientifique planétaire. Bien avant de détecter l’exoplanète B que laissent espérer les radioastronomes, la Terre a été transformée en planète de série B. Nous vivons des temps incertains, un scénario schématique, soumis à l’inquiétude statistique, à l’interprétation naïve de l’arc dramatique du virus. Les statistiques engendrent des légions de fantômes. Leur pouvoir – dont on ne saurait douter – est, à proprement parler, surnaturel. L’histoire de nos vies se déroule à une autre échelle de l’être, dans un autre monde. Il y a quelque chose de nécessairement réducteur – et d’immensément déroutant – dans les narrations chiffrées, où l’individualité s’efface au profit du nombre. La science, ou quelque chose qui y ressemble, a beau avoir fait irruption, avec la crise sanitaire, au cœur de l’espace de la ville, cette histoire demeure la nôtre, et s’il est une chose dont on peut être certain, c’est que des calculs n’épuiseront en rien le sujet.
À la vieille question « Qu’est-ce que nous apprend l’Histoire ? », j’ai toujours préféré substituer une variation plus prolixe, « Qu’est-ce que nous apprennent les histoires ? » Chaque culture, chaque régime politique, aborde la crise avec son style particulier. Ce que nous vivons, ici, à Montréal, a, sous bien des aspects, peu à voir avec le feuilleton mondial (ou même avec le scénario provincial). Et ce que nous vivons, chacun pour nous, dans nos replis personnels, sera, ultimement, le gage des apprentissages les plus fondamentaux, et des plus forts rapprochements. Il me semble qu’il faut éviter de réduire nos semblables à ces « gens » qui hantent nos conversations, et dont le principal défaut est de n’être pas nous. L’histoire a rejoint la fiction. Elle a, comme jamais, besoin de l’imaginaire humain. Tant que nous nous souviendrons que nous vivons à Montréal, dans notre Québec libre, il n’en reviendra qu’à nous – qui sommes et ne sommes pas ces « gens » dont on parle, ou ces statistiques dont le discours ambiant fait planer sur nous le spectre – de chambouler les termes de notre histoire.
Que voulez-vous, c’est un pli personnel : à chaque fois que je ne sais plus quoi penser, je me tourne vers les mots, assuré qu’ils savent sur nous des choses que l’on ignore. J’ai arrêté le titre de ces réflexions, La somme des pas perdus, sans bien savoir de quoi j’allais vous parler, sinon qu’il serait question de ces marches par lesquelles je prenais, et prends toujours, la mesure de la montréalité. Et il n’est pas anodin, eu égard à la situation que nous traversons, que, si nous ne nous étions pas retrouvés plongés dans ce scénario de série B, ce serait, oui, au Cœur des sciences que j’aurais prononcé cette conférence. La science, ou quelque chose qui lui ressemble – et parle en son nom –, a conquis l’espace habitable de la ville, et l’expression cœur des sciences me semble fort juste pour nommer la manière dont nous habitons actuellement la vie.
Ces données suffisent pour que je me réclame des pouvoirs mutants du télépathe, et que je vous entraîne avec moi par les rues de Montréal, à la recherche de son cœur multiple.
Language is a virus from
outer space.
Rappelons les faits dans l’affaire du virus de la couronne, bien qu’essentiellement, ils nous échappent. On a voulu nous faire comprendre, au début de cette fâcheuse histoire, que tout aurait commencé dans un marché de Wuhan, dont certains clients cultivaient un appétit malsain pour une variété de tapir exotique.
Sous couvert de la futaie, la chauve-souris se tiraille aveuglément avec des pangolins, grimpés aux arbres pour un dîner d’insectes. Des virions – c’est ainsi, n’est-ce pas, que l’on nomme les particules infectieuses, avant qu’ils n’envahissent les cellules hôtes et ne déclenchent un virus – se sont glissés sous la chair coriace de la bête. Quelque chose s’est infiltré par la membrane fatiguée qui sépare le règne animal de l’humanité.
À qui la faute ? Aux mets chinois ? À la perversité de l’offre et la demande ? Ou à la vie même ? Tout est question de langage. Les virus occupent, sur l’échelle des êtres, une position ambiguë.
Entièrement voués à leur désir de réplication, ce sont des lignes incomplètes de code, folles d’envie de s’immiscer dans les programmes du monde animal. Ils ne sont qu’en demi-vie, pour détourner le vocable sinistre qu’on applique à la période de décomposition des substances radioactives. L’expression – et le concept – de virion est d’ailleurs arrivée sur le tard (1959) et a contribué à donner aux virus un semblant supplémentaire de vie. Chardons tenaces qui s’accrochent aux vivants comme à une idée fixe, adhèrent à nos voies respiratoires, et répètent un seul refrain, une seule phrase insensée, parfois jusqu’à l’étouffement. Et voilà qu’on se retrouve, pour une bête envie de mets chinois, le malheur d’un bégaiement, en pleine histoire de morts-vivants.
Au début de la crise, un ami à qui je confiais mon angoisse quant à certaines relations ratées m’a conseillé – je ne le devinais pas si fervent – « Si tu ne peux pas lui parler, tu peux prier pour elle. »
Montréal est née du rêve d’une hospitalière. Jeanne-Mance, fille de Langres, infirmière célibataire, fervente de la Sainte Mère, rêve d’une ville entourée d’eau, et dominée par une montagne, dédiée à la Vierge Marie. Elle arrive aux côtés du sieur de Maisonneuve, le 17 mai 1642, alors qu’il met le pied sur l’île d’Hochelaga et en prend possession au nom de la Société de Notre-Dame.
J’ai découvert, aux confins de Westmount, une statue émouvante de la Vierge. Elle est captive du nouveau développement immobilier qui s’élève à l’emplacement de l’ancien Collège Marianopolis. L’école – Mlle Mance, prenez-en bien note – occupe maintenant l’immeuble de la maison-mère de la Congrégation de Notre-Dame de Montréal. La silhouette blanche de la Vierge de Marianopolis, au lustre de pièce d’échec, surgit en plein bois, à l’angle nord-ouest du complexe clôturé. Captive négligée d’un cloître immobilier, aperçue entre les barreaux de fer forgé, au beau milieu des branchages.
Je reconnais sa sainte silhouette, le linceul qui lui drape la tête, et épouse les plis tombants de sa robe. Mais ses traits sont voilés par le lacis des branches. Qu’avons-nous fait, ma mère, de notre humanité ? Une vierge sans visage est apparue au milieu des ronces. Elle se tourne vers la rue. Paumes ouvertes, prête à accueillir la fin de cette saison sans visage*.
* Je suis récemment retourné à proximité de ces bois, avec le projet de photographier la Vierge. J’ai longé la clôture de fer forgé de bout en bout, sans en retrouver la trace. Seule une grande croix de bois blanc – que je n’avais pas remarquée à mon premier passage – était visible, plantée au fond d’une clairière. Le lendemain, je filais – zou ! – en bicyclette le long de la côte descendante qui longe le complexe M – les promoteurs immobiliers ont ainsi laïcisé le nom de l’ancien collège marial –, pour constater, du coin de l’œil, que la grille était ouverte. J’applique les freins. Je fais demi-tour. Coup d’œil aux alentours. Personne en vue. Je passe le portail et plonge dans la futaie. Je marche, avec ma bicyclette à mes côtés, à travers les herbes hautes. La lumière solaire strie mystérieusement le bois de la Croix blanche. La Vierge, apparue au plus fort de la période de confinement, n’est nulle part visible. Elle s’est évanouie du sous-bois. N’avait peut-être jamais été là. Vous n’avez pas d’autre choix que de me croire sur parole.
Un dermatologue, avec qui je discutais de mes orteils, m’a dit, il y a quelques années : « À votre âge, vous allez devenir plus sédentaire. » Je redoutais de le croire, ignorant que le monde allait en décider à ma place.
Aujourd’hui, perché à la fenêtre de mon appartement, je retrouve la sensation d’un petit jadis. Quand j’étais enfant, avide de chaque jour, mes jeux suivaient les humeurs du soleil et de la pluie. La météo, l’état de la lumière, précisaient la promesse du jour. Quand guettait l’ennui, que venait la plainte – J’ai rrrien à faaaire – mes parents me faisaient bouger de la fenêtre, me renvoyaient jouer dehors. La journée était rythmée par les retours du soleil, les repas du jour – déjeuner, dîner, souper, c’est comme ça qu’on dit en Amérique –, et les plages d’exploration qui les séparaient.
L’année virale nous a retrouvés postés à nos fenêtres, dans la peur plutôt que l’ennui : angoisse de mois passés à regarder le monde de l’extérieur, à se demander quelle foi peut nous rassurer. Aujourd’hui, je transporte dans ma poche un téléphone qui prétend compter mes pas. Le réseau est une forme structurée de la solitude. Les écrans relaient la lueur d’un rêve d’ordre suranné, un jour promis à s’éteindre comme la flamme d’une chandelle. Les interfaces fatiguent vite. À chaque fois que le climat m’y invite, je repars marcher dehors, réglé comme un métronome, soit, mais sans destination connue. Compter sur ça. La machine que j’ai en poche peut encore et encore égrener son chapelet de statistiques. J’ai autre chose à faire, ailleurs où aller. Et les chiffres n’épuisent pas la question. La somme des pas perdus pousse ailleurs, échevelle l’intervalle, avec une vivacité d’herbe folle.
A dreaded sunny day
so I meet you at the cemetery gates.
C’est à une crise spirituelle, tout autant qu’à une crise sanitaire, que nous faisons face. J’avais décidé, le Samedi saint, de rendre visite à mon père René, et à ma grand-mère Jeanne, inhumés, avec d’autres parents que je n’ai pas connus, dans la nécropole du Cimetière Notre-Dame-des-Neiges. À chaque fois que je tente de les retrouver, je m’aligne sur la tour de l’Université de Montréal et je me perds un peu en chemin.
Je me suis buté à un portail fermé. Une feuille plastifiée, suspendue aux barreaux, indiquait que cet accès au cimetière était condamné jusqu’à nouvel ordre. Les édits gouvernementaux ont coupé court à mon errance dirigée. De l’autre côté de la barrière, un monsieur de nylon vêtu s’approchait en joggant. À en juger par son profil peu athlétique, il devait, comme tant de citoyens, avoir assez récemment développé un penchant pour la course à pied. Je l’ai regardé escalader, tant bien que mal, la clôture. Une fois qu’il eut les pieds posés au sol, et le souffle égal, il m’expliqua qu’il était entré de la même manière.
Ce n’est pas un secret (mais tout de même, ne dites pas que c’est moi qui vous l’ai dit) : tout près de là, derrière l’écurie du Service de Police de la Ville de Montréal, on peut se glisser entre des barreaux disjoints et rejoindre les vastes étendues de la nécropole de Notre-Dame-des-Neiges. Les policiers, décontractés par le plaisir de l’équitation, tournent habituellement le dos à cette irrégularité. Les cavaliers avaient beau s’absenter de la montagne, le moment ne me semblait pas propice. Je venais de voir, sur le chemin de ronde du sommet du mont Royal, certains de leurs collègues piétons distribuer des contraventions à un couple de promeneurs, qu’ils venaient de prendre en flagrant délit, en train de se glisser sous un des nombreux rubans jaunes condamnant l’accès aux sentiers et répétant avec insistance une formule toute covidienne :
DANGER
FERMÉ POUR
LA SAISON
La formulation de l’édit étatique suspendu aux barreaux était moins claire. J’ai cru comprendre, en le lisant, que le portail principal serait ouvert. J’ai donc décidé d’additionner un kilomètre ou deux à ma marche et de me rendre au portail du boulevard de la Côte-des-Neiges. J’y ai trouvé une copie exacte, identiquement plastifiée, de l’édit officiel. Jeanne, René, je vous salue.
Quelques jours plus tard, une amie à qui je relatais (non sans outrage) l’épisode, m’a dit avoir croisé une nonne aventureuse, revenue de la nécropole, qui lui avait offert de la faire passer de l’autre côté. Je dois avouer que j’approuve, chers représentants des autorités publiques, ces actes délicats de désobéissance civile et souhaite ardemment qu’ils se reproduisent, à l’abri de vos excès administratifs, tant que vous n’aurez pas ajusté vos pratiques aux réalités du cœur humain. Joggeurs, religieuses et autres âmes ferventes, cherchent, par la course, la prière, une forme de recueillement, dont on gagne à reconnaître la parenté profonde.
Si on prétend à un combat contre la mort, il me semble périlleux d’en cultiver l’oubli. Excités par ce repos glorieux des vivants qu’est le mont Royal, nous négligeons la beauté – et la fonction – de la nécropole voisine. Le voisinage d’un Parc des Vivants, Parc des Morts, m’apparaît comme le site d’un différentiel fondamental, dont l’énergie pulse à travers la ville. Les autorités se tromperaient-elles sur la nature vécue de la mort ? À l’exception des funérailles, nous ne sommes jamais très nombreux à arpenter les allées labyrinthiques de Notre-Dame-des-Neiges.
Je me permets une leçon de vie : quand il n’y a que des raisons administratives, il n’y aucune raison véritable. S’il y a foule à Notre-Dame-des-Neiges, c’est celle, fort tranquille, des défunts. À quoi bon s’apeurer de leurs congrégations ? Ils sont, par les jours sanitaires qui courent, de bien pauvres vecteurs de contagion. Par contre, la pression imaginaire qu’ils exercent sur le présent est fondamentale à notre bien-être. Grâce à nos morts, l’avenir continue d’exister, un moment, avant de céder sous le poids du présent. Je vous laisse méditer ce fragment de philosophie… Mais il vous faut constater que la clôture de fer forgé du cimetière, du point de vue des disparus, est une véritable passoire : ses barreaux ne peuvent rien contre la rosée matinale, la propagation des brumes ou celle de l’ectoplasme.
Puisque l’accès à leur repos nous est refusé, je souhaite à nos chers disparus de venir vers nous. De faire de longues promenades, pour s’immiscer dans la respiration de la ville, et passer, en toute immunité, jusqu’aux chevets des grabataires, dans les mouroirs hospitaliers, pour leur prêter un peu de leur présence, et de leur souffle.
Il paraît que les autorités provinciales vont confier le plan de relance à une boîte de publicité. Une tournée du côté de ces entreprises m’a convaincu que les démocraties du capitalisme attardé devraient imposer à la jeunesse consommatrice un service publicitaire, équivalent du service militaire. Il aurait, je l’espère, bientôt fait de désillusionner la jeunesse sur le bien-fondé de la majeure partie de ces entreprises « créatives ».
Nous sommes entrés, avec la pandémie, dans une époque de corrections. Sous l’effet du virus, des mots changent de connotation, acquièrent de nouvelles valeurs d’usage. Le virus de la couronne a eu un effet immédiat sur le langage ambiant. Pour le nommer, nous invoquons, comme si cela allait de soi, l’acronyme COVID-19 co pour corona, couronne espagnole, vi pour virus, poison latin, d pour disease, maladie anglaise, et 19, qui, en chiffres arabes, marque l’année où s’est entamé le malheur.
On dirait une clef cryptographique pour l’accès à un site web. Niveau de sécurité : élevé. Je préfère quant à moi le flou royal de virus de la couronne, moins précis, mais plus sensible aux prétentions sur l’espace public et politique. Je tiens aussi à me rappeler, lorsque me gagne un accès de claustrophobie, que confinement, avec ses accents de torture à l’eau froide, vient de loin : du latin confinis, qui désigne le voisinage de deux frontières, et constitue donc une invitation au voyage, au renversement des limites.
Nous sommes également passés, avec l’irruption du virus, dans un nouveau théâtre des distances. Verfremdungseffekt. Le virus subvertit les techniques du Petit organon de Brecht. Nous devons nous méfier de nos mains, des béances de nos visages. Être un peu moins nous-mêmes. Fini les poignées de main, les embrassades. Dans la société prophylactique, chaque regard pèse comme un toucher. La distanciation n’est plus brechtienne, mais tout aussi politique. On voudrait nous raconter l’Histoire comme s’il n’y en avait qu’une. Nous réduire à la pensée des systèmes.
Achtung !
Les généralisations ne doivent pas avoir raison de nous. Le langage est un sentier jalonné de pépins de pomme, une route d’or vers nous-mêmes. À bas le schéma, au revoir la thématisation, l’arrêté théorique. Vive la métaphore ! Métonymie, en marche ! Dorothée ! Dorothée ! Dans le cimetière de Dorotheenststadt – heures d’ouverture normales, mesures de protection actualisées – Bertolt se retourne dans son tombeau.
nous nous sommes fait un pont de tous ces corps
sur lequel nous avons marché avec assez de fermeté
Un mythe navajo, ou ce que j’en comprends, raconte comment les premiers hommes, après avoir traversé le Détroit de Béring, auraient arpenté de long en large le continent qu’on appelle aujourd’hui l’Amérique. Ils s’éparpillent aux quatre vents, à la recherche d’endroits où se poser. Lorsque les derniers d’entre eux se retrouvent, enfin, sur le rivage Atlantique, ils tombent face à face – là où le monde devait recommencer – avec les Blancs.
La préhistoire a fini quand nous sommes arrivés aux portes des villes. Selon les dernières estimations des experts, nos ancêtres chasseurs-cueilleurs marchaient environ vingt kilomètres par jour. Une note pour le plan de relance : j’aimerais que tout pays ait la grâce de couver, d’une extrémité à l’autre de son territoire, un long trait de verdure, où nous pourrions reprendre la marche de l’humanité là où nous l’avons laissée.
Environ cinq kilomètres (dix si on compte le retour), et trois cent dix-neuf années séparent mon domicile du pré herbeux de la Pointe à Callière, où fut négociée la Grande Paix de 1701, mettant fin à un siècle de guerre pour le contrôle de la traite des fourrures. Une guerre de futaie, pour un butin animal, une parure de Paris. Les représentants de trente-neuf nations amérindiennes ont convergé là, en juillet 1701.
L’été avait beau affirmer sa promesse, le rhume, ennemi mortel des constitutions autochtones, rôdait à l’approche de Montréal, comme une note de bas de page. Le chef Gaspard Soiaga-dit Kondiaronk des Hurons-Pétuns des Grands Lacs, grand parleur devant l’infini, a décrit, d’une voix qui faiblissait au fil des négociations, un chemin jalonné de cadavres rongez des oiseaux et il a eu le génie de cette formule, plus puissante, sous l’immensité du ciel qui nous atterre, que toute signature au pied d’un traité, avant d’être emporté à son tour par la maladie : « Nous nous sommes fait un pont de tous ces corps sur lequel nous avons marché avec assez de fermeté. » Il s’éteint au mois d’août. Des questions, plus porteuses que n’importe quelle maladie, restent suspendues dans les airs. Il dort avec les rats, c’est comment en Wendat ? La dépouille de Kondiaronk – ça signifie le Rat, dans sa langue natale – repose sous l’église Notre-Dame, à hauteur des lombrics et autres rongeurs souterrains. Les virions qui lui ont coûté la vie se sont dissipés, volatiles comme un éternuement. Pourquoi lui en voulaient-ils tant ?
Nous nous faisons un pont
de tous les corps.
Ces paroles ne sont pas celles de nos maladies mortelles, mais elles pourraient l’être. C’est aussi une prière pour retrouver la liberté de nos visages, et de nos mains – de trancher à travers les airs et toucher les cœurs, les chaleurs humaines. En attendant les jours meilleurs, il faut seulement se rappeler que tout est, toujours, sur le point de parler. Que tout est dans la nature. Et qu’il ne revient qu’à nous de l’entendre.
Ce projet a connu une première vie sous forme de baladodiffusion dans Habiter la vie, une série réalisée à la suite de l’annulation de la 14e édition du Festival de théâtre des Amériques au printemps 2020. Pour retrouver la somme totale des pas perdus, visitez le très beau site réalisé par Daniel Canty, en collaboration avec la graphiste Michèle Champagne.
Ce projet a connu une première vie sous forme de baladodiffusion dans Habiter la vie , une série réalisée à la suite de l’annulation de la 14e édition du Festival de théâtre des Amériques au printemps 2020. Pour retrouver la somme totale des pas perdus, visitez le très beau site réalisé par Daniel Canty, en collaboration avec la graphiste Michèle Champagne.
J’appelle transpoèmes des poèmes transgenres, qui mutent et migrent. Passent d’une rive poétique à l’autre. Ce sont des segments que je prélève de mes textes publiés ou en cours d’écriture et que j’enregistre à l’aide d’un zoom audio ou de mon smartphone dans différentes situations et différents lieux.
Parler de transpoésie est bien sûr un clin d’œil en sympathie adressé aux travaux sur le genre. Les nouvelles avancées scientifiques et militantes sur le genre nous montrent la plasticité de celui-ci. Les transpoèmes entendent plaider pour la plasticité du genre poétique. Ni poésie sonore ni poésie écrite ni même poésie mixte mais une poésie dont le genre se modifie en fonction des situations. Hors sol, hors livre, ils prennent alors un autre sens. Il ne s’agit pas ici de dire que la transpoésie délivrerait le poème. Non. Le texte n’est pas vécu comme limitant ou enfermant. Il est nécessaire comme un espace-temps donné. Avec ses images sonores et plastiques potentielles, ses géographies et ses vocalité plurielles. Il est nécessaire tout comme les réécritures et les variations sont nécessaires. Les dés sont là pour être jetés à nouveau. Les transpoèmes sont des greffons. Des greffes situationnistes ? La greffe ne modifie pas que le greffon mais elle vient trans-former l’œuvre qui accueille. Une image poétique migrante est à l’œuvre.
Il pleut à rodez
tandis que partout ailleurs c’est le feu
le monde brûle bien quand il pleut
la preuve qu’il y a pluie et pluie
des contrefaçons
Ça ne sent pas la terre
sans orage ni nuage
Ça ne sent pas la terre,
pourtant
j’aimerais la gratter comme les chiens
la gratter pour déterrer
y voir un signe de l’après,
vert
Je bricole une musique qui n’ignore ni la terre
Ni la brume dont on ne parle
Encore moins l’écorce impossible,
Le talus indifférent
Ceux qui broient du noir
les ai vus s’élever en contrebas, de la montagne de rodez,
là-bas vers le trou de bozouls,
Le sang du rite éperdu,
Du rite dont on a presque tout oublié
Le clochard du monde
Bossu,
Aux yeux esquivés
Injectés
à la pauvreté que tu ne contrôles plus,
depuis la montagne R, surplombée de grès rose, m’est apparu -
Ai vu gémir le bossu pauvre
Traverser l’aveyronnais,
Des contrées que tu ne sais plus nommer, un paysage non préparé ni visité,
Où tu n’as pas prévu d’aller,
Le plateau sur le segala, le causse comtal, les terres caillouteuses,
Tu as six parfums de carambar en poche, mais ne connais le nom des roches,
Soudain tu as vu la clocharde du monde et elle te criait :
« J’AI VU MOURIR LES MUSÉES »
En période de confinement, en avril 2020, j’ai poursuivi mes enregistrements de deux extraits de les corps caverneux, un texte poétique que j’écris dans le cadre d’une résidence Ile-de-France : les captations ont été réalisées lors de brèves marches dans Montmartre, de façon systématique entre 16 h et 17 h, une fois mon autorisation de sortie remplie : rue Caulaincourt, rue des Saules, rue des Abbesses, place du Tertre ou encore impasse Girardon.
Le poème bref repris ad libitum dans des situations différentes est extrait de la séquence « rodez-blues » qui évoque le tourisme de masse, l’exotisme, et se termine par une vision du naufrage du monde et de grande pauvreté émergente par le prisme de la « clocharde du monde », un texte qui est un hommage aux Tarahumaras d’Antonin Artaud. Ce poème a été écrit avant que le covid-19 ne fasse son apparition en France. Il ne s’agit pas d’un texte de circonstance, même s’il est lavé et traversé par une pensée du temps et met en langue les menaces qui pèsent sur l’intime :
Il pleut à rodez
tandis que partout ailleurs c’est le feu
le monde brûle bien quand il pleut
la preuve qu’il y a pluie et pluie
des contrefaçons
Ça ne sent pas la terre
sans orage ni nuage
Ça ne sent pas la terre,
pourtant
j’aimerais la gratter comme les chiens
la gratter pour déterrer
y voir un signe de l’après,
vert
J’ai dit cet extrait des corps caverneux dans de nombreuses situations. Comme dans les autres transpoèmes, la situation jette à nouveau les dés du texte, les silences se déplacent, modifiant la ponctuation, le souffle et la voix se transforment en réaction à l’environnement, faisant résonner le sens autrement et ouvrant d’autres dimensions. Des bribes de conversation, des bruits s’immiscent dans le texte faisant référence à un hors-champ poétique.
La profondeur du champ sonore que l’on perçoit dresse un pont entre le texte et cette nouvelle crise sanitaire, sociale et politique qui apparaît par le prisme de bruits de rue, inhabituels pour un quartier d’ordinaire touristique à un point où l’on ne perçoit normalement que le premier plan des bruits de foules.
Mon projet consiste à capter la mobilité des sons en période de confinement. Les transpoèmes montrent combien la mobilité des sons est le seul mouvement possible dans cette période recluse où nous percevons le réel via des plans fixes par nos fenêtres comme le montre bien « le film des instants » de Frank Smith. Le son est ce qui ré-apparaît puisque nous avons moins à voir.
Il va de soi que ces bruits de rue sont ceux d’un quartier socialement privilégié et touristique : Montmartre. Entendre le son du confinement au dehors, c’est alors croiser d’autres personnes qui marchent, font leurs courses, livrent des colis, se font contrôler, parlent depuis leur fenêtre ou observent le dehors. On se rend compte de cette relativité du silence. Ce silence du confinement voit émerger des bruits nouveaux, d’habitude recouverts par l’activité commerçante et touristique. Néanmoins, il laisse hors-champ la catastrophe sanitaire, le bruit de la peine et de l’angoisse, celle du travail, ou encore celle des Sans-Domiciles-Fixes qui pourtant sont très présents au regard mais le plus souvent silencieux : c’est une polyphonie partielle, tronquée. La crise sanitaire, politique et sociale, dont l’épidémie est un révélateur, n’est présente que par ces sons, souvent anodins. Néanmoins, c’est précisément ce caractère apparemment anodin des bruits, du pépiement des oiseaux et des bribes de conversations, qui fait signe vers le drame sanitaire et social : ces bruits et ces sons indexicaux racontent une autre histoire. Quelque chose d’anormal se trame là, comme dans une bande son de science-fiction, comme dans des rues trop vides, ou chantent trop les oiseaux. Or, comme l’a dit justement Philippe Beck : la poésie est une science-fiction.
Le poème extrait de « rodez blues », écrit depuis le présent, qui évoque le monde qui brûle, est un poème de science-fiction ; la bande-son est, elle, un instantané, sortie de l’actualité : entre les deux un écart fructueux qui nous rend vigilants au trop plein et au trop vide.
En période de confinement, j’ai poursuivi mes enregistrements de transpoèmes. Cette fois, j’ai enregistré deux extraits d’un texte poétique que j’écris dans le cadre d’une résidence Ile-de-France : Les corps caverneux. Les captations ont été réalisées depuis ma chambre-bureau, pièce où je passe le plus clair des 23 heures sur 24 de mon confinement. Enfermée dans un petit appartement, je séjourne dans cette chambre-bureau où je travaille et essaie de dégager des zones libres pour écrire. Au quarantième jour de confinement.
Avant cette crise, j’ai toujours trouvé nécessaire de parvenir à « faire écluse », m’extraire parfois de l’activité pour trouver un contre-rythme du monde depuis lequel écrire. Mais le confinement mis en place il y a six semaines est un état d’écluse permanente et de mouvement entravé, bien que consenti, où le monde, même la place Clichy qui est à un kilomètre de chez moi, est passé hors-champ.
Qu’est-ce que la chambre en temps de crise sanitaire, sociale et politique ? Ma chambre n’est pas un lieu idéal, de retrait, comme Xavier de Maistre a conçu la sienne dans son Voyage autour de ma chambre, tirant profit de son « assignation à résidence » qui a duré 42 jours. Il entreprend de moquer les récits de voyage et une certaine tendance à l’exotisme déjà bien ancrée dans la littérature de son temps, qui cherche au loin l’étrangeté et nous ferait perdre de vue l’étrangeté du proche. Sa chambre, c’est cette « contrée délicieuse qui renferme tous les biens et toutes les richesses du monde ». (Xavier de Maistre, Voyage autour de ma chambre, in : Œuvres complètes, nouvelle édition, illustrations de G. Staal, p. 119). Si la situation que vivait de Maistre, à savoir un assignement à résidence, peut être comparée à notre confinement, la comparaison s’arrête là : ma chambre est davantage une Fenêtre sur cour où je perçois des bribes du drame qui se trame. Plus je dois rester dans ma chambre, sans interruption ou presque, plus se créent d’obligations de ne regarder que les objets qui s’y trouvent, et plus le mouvement me manque et ma claustrophobie augmente. Ma chambre est un lieu intime qui m’est cher mais trop petit, il s’agit d’une chambre possible et non d’une chambre rêvée.
Le choix de se reclure, de se mettre hors de l’activité du monde parfois, d’être à son bureau des heures ne signifie pas que nous autres, écrivains ou artistes, soyons charmés par cette « intensification » de notre solitude. Je refuse de dire que l’artiste serait un confiné de tout temps, cela serait à la fois mépriser le caractère politique et sanitaire de cette crise et mécomprendre la singularité de la création qui n’est pas un escapisme. Certes, j’ai la chance de ne pas m’exposer au virus, mais l’isolement dans un lieu très étroit et mal isolé est loin d’être favorable à la création, d’autant que je suis assignée au travail par ordinateur. Il n’y a pas de de lieu idéal pour écrire, parfois ma chambre s’y prête, le matin, seule, ou au début de la nuit, mais j’écris, comme bien d’autres, en chemin, à l’hôtel, dans les trains ou ailleurs, en bibliothèque, au café, chez des amis qui m’accueillent à la campagne, dans des locations ou des résidences. J’écris dans une forme d’exposition aux bruits des jours.
Il n’y a pas de répit des sons dans ce confinement. Ma chambre-bureau me fait penser à certaines représentations de Goldoni où le peuple de Venise se parle depuis la fenêtre. J’entends les conversations en anglais de mon voisin à sa fenêtre, dont je pense qu’il est universitaire, de nombreuses sirènes résonnent au loin, des enfants jouent au ballon dans l’impasse, des adultes se parlent, parfois se crient dessus, sans que je ne puisse savoir qui ils sont, un autre voisin joue à des jeux vidéo de guerre. Cette crise, c’est par sa modification de notre bande-son que je la perçois, l’aperçois. Qu’elle s’immisce, se déplace. Mais s’ils sont contraignants, ces sons sont ce qui reste de mouvement de vie, donc d’imprévu nécessaire : ils font taire le silence du confinement ; ils sont ce qu’il nous reste de rencontre et de hasard ; je perçois des hélicoptères, des sons de voitures ou de bus, plus rares, mais qui viennent de la Place Clichy, où je ne suis plus retournée depuis mi-mars. À un kilomètre de chez moi. Ces sons, ces voix transportent dans leurs grains les images d’un film de l’invisible. Des images hors de portée, un film du hors-champ. Donc.
Les transpoèmes enregistrés sont des litanies. Je lis dans différentes situations deux poèmes extraits des corps caverneux où se joue une autre histoire, mais qui n’est pas sans affinité avec aujourd’hui. Il n’y est pas question de virus ni d’enfermement, mais de la folie de la société capitaliste tardive. Derrière l’allusion à nos anatomies désirantes, les « corps caverneux » désignent les cavernes en nous par analogie avec les cavernes préhistoriques : les corps caverneux sont donc ces espaces vides, ces trous ou ces failles, que nous avons tous en commun et que notre société de consommation tente de combler par tous les moyens : achats, faits divers, etc. Dans chacune des séquences est évoquée une nouvelle attaque contre ces espaces intimes de respiration et de liberté, et en réaction une musique émerge, une musique de nos cavernes, qui nous permet de nous cabrer et de rester vigilants. « Rodez blues » évoque une traversée de Rodez et le tourisme de masse, la tentation du blues sous la pluie dans un dialogue avec Artaud.
Dans mes enregistrements, j’ai choisi d’adresser un sourire en coin à de Maistre, en lisant mes poèmes de mon bureau à mon armoire, de mon lit à mon bureau, de mon bureau à ma fenêtre. Je reviens toujours à la fenêtre, à ces plans fixes aperçus : ma voix s’ouvre aux bruits du dehors tandis que, dans Voyage autour de ma chambre, la fenêtre était proscrite du récit car elle ouvrait sur le lointain.
La profondeur du champ sonore que l’on perçoit construit un pont entre le texte et le contexte de crise qui apparaît par le prisme de bruits : j’écoute la radio, puis me lève, ouvre la fenêtre et écoute le dehors, reviens vers mon ordinateur où une autre émission radio a commencé ; une autre fois, je me lève de mon bureau pour percevoir au dehors les applaudissements adressés au personnel hospitalier à 20 heures, qui ponctuent la semaine. Il s’agit de sons référentiels, les seuls qui renvoient directement à un contexte plus général : quand on entend des gens applaudir, on ne pense plus à un spectacle mais aussitôt aux infirmières et aux soignants en lutte à l’hôpital.
Dans une époque qui prétend tout sa-VOIR, l’absence, le retrait, l’impossibilité de voir fait revenir le son au premier plan de la perception. Non, il ne s’agit pas d’un voyage autour de ma chambre, mais d’un voyage des sons au travers de mon poème. Une double sonorité émerge. Dans La chienne, Jean Renoir ouvre le champ filmique au travers de la fenêtre du peintre vers l’appartement de la voisine en contre-champ. Dans À bout de souffle, Godard laisse la caméra courir sur une affiche peinte par Renoir père, et quand J.-L. Belmondo ouvre la fenêtre, on perçoit, en clin d’œil à La chienne, une ouverture du champ, sonore cette fois. En élargissant la profondeur de champ sonore et complexifiant la bande-son, les transpoèmes « rodez-blues », captés depuis ma chambre, rejouent le poème, font entendre autrement le texte, et créent des tensions entre les sons indexicaux qui renvoient à la crise et ma voix lisant le poème. Ils ouvrent l’espace du poème et s’y immiscent nous faisant par la même percevoir certains espaces-temps du texte, autrement :
Tu as six parfums de carambar en poche, mais ne connais le nom des roches,
Soudain, tu as vu la clocharde du monde et elle te criait :
J’AI VU MOURIR LES MUSÉES
De même que le poème extrait de « rodez blues », écrit depuis le présent, qui évoque le monde qui brûle, est un poème de science-fiction, de même, la bande-son est, elle, un instantané, sortie de l’actualité : entre les deux un écart fructueux qui nous rend vigilants au trop plein et au trop vide.
Note : pour entendre ces six transpoèmes de Laure Gauthier, rendez-vous sur la version en ligne du Novendécaméron.
Les transpoèmes sont extraits de Éclectiques Cités, un album transpoétique, Acédie 58, 2021. Les poèmes ont été publiés dans les corps caverneux, éditions LansKine, 2021. Plusieurs sont parus déjà dans des revues ou sur des sites Web.
Ce texte a d’abord été publié sur Libr’Critique le 27 avril 2020. ↩︎
Tout a commencé par une nuit d’hiver typique de Mortréal, à savoir glaciale. C’était un jour de février 2020, l’année de tous les dangers, de tous les possibles.
— Quel bonheur tout de même que ces froids de canard sibérien ! avais-je murmuré pour moi-même entre deux grandes inspirations tandis que je montais la côte Berri sur ma bécane chaussée de pneus cloutés.
À moins 25 degrés, il n’y a ni moustiques ni vermine et, surtout, on ne s’embarrasse pas avec ses petits problèmes existentiels. On pense en ligne droite. Chaque geste tend vers un accomplissement rapide et atteint la cible comme la flèche de Zénon.
Voilà peut-être pourquoi j’en étais venu — un peu trop promptement peut-être — à faire, ce jour-là, un nouveau choix de carrière qui s’était cristallisé quand j’avais atteint le haut Plateau aux hauts loyers où j’avais le bonheur d’habiter grâce au soutien du Conseil de recherches en sciences posthumaines du Canarda.
Le moment paraissait opportun. Tout juste revenu d’un cours de philosophie de l’Université de Mortréal au Québec — encore stupéfié par une séance ayant porté sur la différence, puis le différend et enfin sur un type indifférent qui en faisait une différance — , revenu donc de cet enfer universitaire de la pensée impensable, j’étais entré dans l’espace commercial chaleureux et odorant de mon dépanneur du coin de l’avenue Laurier, commerce tenu par le fort sympathique bien que peu loquace Tao Nguyen.
Je m’apprêtais à commander mes quelques bières rousses et cigarettes blondes quand j’ai aperçu, comme dans un rêve de grandeur, une affiche rédigée au crayon-feutre orange derrière la caisse de mon futur maître à penser, Tao :
CHERCHON UN LIVREUR
TANT PARTIAL DE SOIR ET JOUR
DEMANDEZ ICIT
Ce haïku prophétique a pris un certain temps à se frayer un chemin à travers mes circuits neuronaux encore obstrués par les ratiocinations antirationalistes de la philosophie postobscurantiste de mon cours de Poststructuralisme 101.01. Mais, au moment où j’ai saisi le sens profond de cette sage sentence, j’ai eu l’impression soudaine de vivre une de ces épiphanies évoquées dans plus d’une religion : nirvana, satori, mosha, bodhi, samadhi et autres eurêka ou bingos spirituels de même nature.
Mieux encore : j’étais arrivé à cette illumination sans avoir eu à passer par une longue pratique ascétique ni par les douloureuses réflexions auxquelles je m’astreignais depuis trop longtemps dans le cadre de mes fastidieuses études en philosophie de la vie universitaire.
J’avais perdu là près de trois années complètes de ma précieuse vie non universitaire à écouter — à la lumière crépusculaire des néons de l’UMAQ — de soi-disant amoureux de dame sagesse ergoter sur la répétition du retour du même, la théorie de l’injustice, l’éternel détour, l’épistémologie de la météorologie, la pragmatique de l’inutile ou encore l’oubli du je-ne-sais-plus-trop-quoi. Cela avait suffi à me faire perdre ma claudicante, mais charmante copine, Claudine, lassée de mes oraisons pompeuses et de mes perpétuelles infidélités avec Dame Philosophie.
Ce n’était qu’en ce jour à la fois providentiel et fatidique de février 2020 que j’avais fini par comprendre que les pompeux discours de l’impostrice sophistique qui prétendait nous transmettre la sagesse dans le cadre trop rigide de cette université bien peu universelle n’étaient que des calembredaines pour adolescents masturbateurs attardés. Je soupçonnais d’ailleurs la majorité de mes collègues de classe — de sexe fort masculin à quelques exceptions féminines et non binaires près — de passer plus de temps à astiquer leur moineau cisgenre en fantasmant sur les susdites exceptions qu’à s’interroger sur l’être du non-être parménidien ou le perpétuel devenir héraclitien.
Je ne le savais pas encore, mais cette décision prise, croyais-je, en toute conscience prenait sans aucun doute sa source inconsciente dans une intuition lumineuse venue du plus profond des ténèbres croissantes qui, parties d’Orient, enveloppaient alors peu à peu notre village global sur le point de devenir un virus global à cause d’une minuscule particule globuleuse surmontée de petits pics rouge vif ou mort.
Mais ne nous avançons pas trop dans le temps et le noir de cette spéculation ténébreuse. En fait, mon petit moment individuel de révélation épistémologique n’avait sans doute rien à voir avec cette histoire planétaire de révélation épidémiologique.
J’avais simplement décidé, ce soir-là, d’abandonner mes futiles études de baccalauréat en philosophie de la non-existence et j’avais trouvé ma nouvelle voie rapide toute tracée : celle de la livraison à domicile, une profession à première vue modeste, mais ô combien plus sage et propice à la méditation que la prétendue philosophia de ces foulosophes académiques au cerveau desséché.
— Le dieu Hermès, divinité philosophique par excellence, n’assurait-il pas lui-même le commerce des biens entre les dieux et les hommes ? ai-je alors songé à voix haute et sur un mode un peu trop hermétique, ce qui a eu l’effet de faire froncer les fins sourcils de M. Nguyen qui, lassé d’attendre ma commande, s’était remis à sa partie de mahjong solitaire sur sa tablette.
La profession de livreur de dépanneur me séduisait d’autant plus que j’avais toujours eu une peur bleu pâle d’être de ceux qui — plein de « talent » — n’arrivent pas à « livrer la marchandise » comme on dit en anglophonie… et comme me l’avait aussi marmonné mon bien-aimé père, les yeux emplis d’inquiétude, quelques heures avant de trépasser à l’unité des soins intensifs de l’Institut de cardiopathie de Mortréal alors que j’avais 12 ans.
Mon papa, lui, avait toujours su livrer la marchandise. Vétéran décoré de la Deuxième Guerre mondiale, il avait ensuite eu une belle carrière dans le monde postal : de simple maître de poste de village, il avait gravi les échelons jusqu’à devenir un haut dirigeant de cette société tout entière consacrée à livrer des lettres et des colis contenant des marchandises diverses. Bref, mon père avait été un vrai homme de lettres de la vraie vie, un de ces self-made-men comme on en faisait avant notre ère de selfies vides de vérité.
Voilà qu’à mon tour, j’entrevoyais dans ce dépanneur béni le moyen d’accomplir concrètement ce qui m’avait toujours paru conceptuellement hors d’atteinte. Je n’ai donc fait ni une ni deux et j’ai offert mes services — un peu trop brusquement — à M. Nguyen qui a sursauté et ouvert son tiroir-caisse en m’assurant qu’il s’agissait là de toutes les recettes de la journée.
Heureusement, mon futur patron, constatant ensuite la nature non criminelle de mes intentions, s’est ressaisi et a balbutié que le salaire initial ne pouvait atteindre le seuil minimal fixé par notre gouvernement trop « socialisant » selon lui.
Je ne m’intéressais pas au poste pour des raisons économiques, l’ai-je assuré, mais pour sa dimension ontologique. Cela n’a pas eu l’air de rassurer M. Nguyen, tout au contraire, mais il semblait à tout le moins ravi de me voir renoncer à toute velléité de négociation salariale. Il a alors énuméré les nombreux avantages sociaux qui s’attachaient à mon nouveau poste : accès à un véhicule à deux pédales et à trois roues, obtention quotidienne d’un rouleau de printemps (même l’hiver) et d’une boisson plus ou moins gazeuse, sans compter les pourboires potentiels des clients, dont je pourrais conserver près de la moitié, m’a-t-il promis.
J’ai serré chaleureusement la pince de ce monseigneur de dépanneur pour officialiser mon contrat de travail. J’entreprendrais ma nouvelle carrière le soir même, avions-nous convenu. Tao m’a expliqué les aléas de ma nouvelle voie — un métier plus complexe que je l’avais cru de prime abord — ainsi que le fonctionnement, plus simple, de mon nouveau véhicule à pédales beaucoup plus robuste que mon dix-vitesses vintage de hipster déhanché.
Mon parcours professionnel s’est cependant amorcé, dès le premier soir, sur une mauvaise note dont je n’ai pas saisi toute la portée — musicale et vitale — sur le coup du téléphone qui venait de sonner. Alors que Tao, en postillonnant dans un français tout à fait honorable, tentait de m’expliquer avec passion les subtilités de la composition des derniers quatuors à cordes de Beethoven (il avait été un critique musical dans sa première jeunesse à Saïgon devenue Hô Chi Minh-Ville), nous avons été interrompus par sa vieille maman qui secouait le combiné téléphonique en émettant des sons inaudibles au travers de ses dents noires comme du jais d’encre. Elle insistait, m’a expliqué Tao, pour tenir le poste de réceptionniste, et ce, même si elle ne connaissait pas un traître mot de français ni d’anglais. Mais comment donc, s’est justifié Tao, aurait-il pu refuser ce privilège à sa mère qui les avait embarqués, lui et ses sœurs, sur le bateau de la liberté ?
Je me doutais bien de l’objet de cet appel : il ne pouvait s’agir que de ma première mission impossible. Mon patron s’est emparé du combiné et a gribouillé quelques notes dans un carnet à spirale rectangulaire. Il a promis au client, un dénommé René A. Lacarte, que son tout nouveau livreur se présenterait à son domicile du 5177 de Lanaudière en moins de deux… ou trois minutes.
Tao m’a ensuite regardé d’un air solennel. Il m’a ordonné de boutonner ma braguette, puis il m’a récité, sur le ton d’une oraison funeste, la liste des produits commandés. Il n’avait pas terminé sa prière que je courais dans les allées et que j’accumulais les marchandises sur le comptoir en mélamine brune percée de cavités noires dues à l’usure du commerce. Mon patron vietnamien m’a alors souhaité bonne chance en jetant un coup d’œil furtif à sa fausse montre suisse venue de Hong Kong.
J’ai installé ma cargaison dans l’immense panier plastifié qui trônait au-dessus des deux roues avant de mon tricycle inversé. Puis j’ai enfourché mon destrier et démarré en prenant bien soin de faire rebondir tapageusement la caisse de bière Boréale de M. A. Lacarte comme j’avais vu le faire précédemment des collègues livreurs soucieux de signaler leur présence aux passants distraits qui souhaiteraient partager le trottoir avec eux au risque de leur vie trop brève.
Parvenu sur la rue de Lanaudière, non sans difficulté dans cette neige peu propice au cyclotourisme, je me suis mis à scruter, d’un air que je voulais professionnel, les façades de tristes triplex en briques brunes à la recherche du numéro 5177.
C’est à ce moment-là, précisément à ce moment-là, que les choses ont commencé à se détériorer pour le jeune livreur de métier que j’aspirais à devenir.
— Voilà le 5173, le 5175, puis… le 5179, mais où donc est le 5177 ? me suis-je questionné en produisant un petit nuage de condensation qui nuisait à ma concentration et à ma vision.
J’ai descendu de ma monture — que j’avais baptisé Rossinante — en la sommant de ne pas broncher. Je me suis approché des portes diversement colorées et les ai examinées une à une. Les chiffres de l’adresse pourraient avoir été effacés quelque peu par l’usure du temps, aux sens physique et météorologique du terme… mais je ne voyais aucune trace archéologique des chiffres 5-1-7-7 au-dessus de ces portiques plateauniques.
— Peut-être m’étais-je trompé de rue ?
Ces façades qui crachent des escaliers en fer forgé dans ce quartier trop idéalisé et de plus en plus gentrifié de Mortréal se ressemblent toutes ! Saisi d’un doute, j’ai enfourché ma Rossinante et je suis remonté à l’intersection pour vérifier qu’il s’agissait bel et bien de la rue de Lanaudière, ce qui m’a été confirmé par un panneau de rue tordu mais aux lettres parfaitement rectilignes.
— Hum, ai-je marmonné d’un air faussement calme… tandis que je sentais la neige se dérober sous mes pieds comme si je m’enfonçais dans un gouffre intérieur et financier. Je n’allais tout de même pas bousiller ma toute première mission de livreur, nom de Dieu !
J’ai alors eu l’idée d’invoquer et de prier Mercure, équivalent romain de son hermétique prédécesseur, mon saint patron, le messager des dieux, le dieu des carrefours et du commerce, des menteurs et des voleurs… qui n’a cependant pas daigné répondre à mes prières, et qui a donc failli, lui aussi, à sa mission de divin livreur.
Enfin, après avoir couru dans tous les sens, remonté et redescendu la rue, vérifié et revérifié l’adresse, paniqué et repaniqué, j’ai eu une illumination, une idée qui m’a paru — à première vue du moins — tout à fait lumineuse : j’allais déposer la marchandise chez moi !
J’habitais à deux pas de deux sur la rue Garneau. Je n’avais qu’à payer la commande de M. A. Lacarte de ma poche profonde d’ex-étudiant encore subventionné. Que m’importait le léger déficit financier qui s’ensuivrait ? Je n’avais pas choisi le noble métier de livreur à des fins d’enrichissement économique inhumain, mais bel et bien à des fins d’enrichissement biographique humain.
Géniale idée, non ?
En quelques minutes, j’étais de retour au quartier général. Le patron a regardé sa vraie fausse montre suisse avec un air très peu satisfait de ma ponctualité très peu helvétique. Je lui ai remis l’argent de la commande en haussant les épaules comme pour dire que ce léger retard avait été hors de mon contrôle routier.
— Et le pourboire ? m’a-t-il demandé.
Merde ! Je n’y ai pas songé, ai-je pensé à retardement.
— Il ne m’a rien laissé, l’avare ! me suis-je écrié en désespoir de cause.
— Il ne laisse jamais rien, ce vaurien d’A. Lacarte ! a répliqué Tao sur un ton méprisant pour ce client pingre et douteux.
— Ouf, ai-je soupiré intérieurement.
Les minutes qui ont suivi m’ont semblé intolérables. J’avais en effet négligé un détail dans la planification non quinquennale de mon plan machiavélique à court terme : qu’arriverait-il quand René A. La Carte téléphonerait — ce qu’il ferait sans doute aucun d’une minute à l’autre seconde — pour réclamer sa commande non livrée ?
Vous admettrez qu’il s’agissait là d’une éventualité plus que probable et d’un sacré grain de glace dans l’engrenage de mon plan hivernal pas si génial quand on y pensait deux fois plutôt qu’une.
Je me voyais déjà obligé de retourner la queue entre les jambes, dès lundi matin, à mon cours de Phénoménologie de l’onanisme donné par ce professeur solipsiste d’origine britannique, Michael Bater, qui s’écoutait parler et que mes collègues protophilosophes surnommaient Master Bateur.
Tao me parlait sans cesse, de la musique postsérielle asiatique je crois, mais je n’arrivais pas à saisir un traître mot de son discours dissonant tant j’avais la trouille que la sonnerie du téléphone se mette à résonner.
Et elle a résonné… si fort que les tympans des oreillettes de mon cœur ont failli éclater !
Des gouttes de sueur froide faisaient des descentes olympiques dans la pente de mon dos brûlant d’angoisse pendant que madame Nguyen entamait une conversation en vietnamien avec son pauvre interlocuteur. Tao a arraché le combiné des mains velues de sa douce maman. Il s’est mis à écouter, imperturbable. Ces quelques secondes m’ont paru durer plus longtemps que l’interminable cours de Théologie scolastico-soporifique que donnait ce pervers pépère de Thomas-Hubert d’Aquin à l’UMAQ.
Puis mon patron a griffonné quelque chose dans son divin carnet.
Ô joie ! Il s’agissait d’une nouvelle commande. Non seulement ce mauvais sujet d’A. Lacarte ne manifestait-il pas sa douteuse existence, mais j’allais avoir la chance de racheter ma faute originelle, ce que je prévoyais faire avec la plus grande méthode cette fois. Je me suis levé d’un bond, rempli d’une énergie rédemptrice.
En quelques secondes, j’avais rassemblé la boîte de céréales Lucky Charms, le paquet de papier de toilette quadruple couche et les serviettes hygiéniques maxi-machin qu’avait impérativement réclamés madame Emmanuelle Cantin sur « un ton un peu trop catégorique » avait précisé Tao en me faisant un clin d’œil entendu.
Je n’ai fait ni une ni deux ni même trois et j’ai sauté sur ma monture aux pattes circulaires pour me lancer à toute vitesse en direction du 5233 Marquette. J’étais décidé à battre le record intergalactique de la livraison à domicile. J’ai freiné brusquement à la hauteur du 523… 7, puis j’ai reculé de quelques mètres en faisant grincer les roues mal huilées de ma rutilante Rossinante.
C’est à peine si j’étais angoissé tant j’étais convaincu qu’une mésaventure comme celle que je venais de subir sous le patronage de ce client à deux faces d’A. Lacarte ne pouvait se produire avec une cliente a priori plus raisonnable comme madame Cantin. Me retrouver dans une semblable aporie deux fois dans la même soirée paraissait logiquement impossible et aurait contredit, j’en suis convaincu, le principe de non-contradiction lui-même !
Je me suis cependant tout de suite mis à maudire M. Desglandes — mon ex-professeur, au nez polygonal proéminent, de logique formellement idiote — quand j’ai constaté qu’au sud du 5237 se trouvait… le 5231, l’entité numérique se rapprochant le plus du 5237 dans cet espace géométrique et géographique limité.
J’ai pris une grande inspiration.
Il ne s’agissait sans doute que d’un petit malentendu de nomenclature numérale dans la géographie urbaine, me suis-je dit en m’accrochant à cette pensée positive si en vogue en notre ère pourtant si négative. J’ai examiné à nouveau les adresses une à une. Je suis remonté jusqu’au coin de la rue pour vérifier encore le nom sur le panneau… puis j’ai foncé droit chez moi en injuriant et en maltraitant injustement ma grinçante Rossinante.
Entré en coup de vent contraire et très contrarié dans mon entrée, j’ai balancé la marchandise de madame Cantin jusque sur mon foutu futon. Puis, désespéré, j’ai puisé dans mon cochonnet en forme de Donald Trump (un cadeau de mon ex) afin d’amasser assez d’argent pour payer le tout, incluant ces satanées serviettes maxi-machin maximalement chères.
Dès mon retour au dépanneur, j’ai subi les foudres du dépanneur en chef qui, en plus de paraître amèrement déçu par ma performance temporelle, m’a annoncé — ô horreur ! — que madame Cantin avait rappelé pour se plaindre du fait que sa commande tardait à arriver.
J’étais démasqué. Je n’avais pu jouir de ma brève carrière de livreur émérite que pendant quelques heures à peine. Elle se terminerait sur mon évacuation précoce. J’allais tout avouer… quand le téléphone a sonné de nouveau.
Je n’en ai pas cru mes oreilles, et vous n’en croirez pas vos yeux : M. Nguyen m’a expliqué qu’Emmanuelle Cantin s’était rendu compte — après avoir payé (si, si, vous avez bien lu : après avoir payé !) — qu’elle avait oublié de commander son habituel carton bleu de Gauloises blondes…
J’en ai eu le souffle coupé en quatre. Médusé, devenu verdâtre si je me fiais à mon reflet dans la porte du réfrigérateur à bières, j’ai tendu la main pour prendre la cartouche de cigarettes blondes que tenait mon patron en me fixant sombrement de ses yeux bruns pour m’inciter, semble-t-il, à accélérer cette fois mon rythme de livraison.
J’ai alors eu la présence d’esprit — étonnante vu mon état d’étonnement généralisé — de faire mine d’avoir oublié l’adresse de la belle Emmanuelle.
— « Le 5233 Marquette ! » a craché mon patron sur un ton qui laissait transparaître son mépris pour ma mémoire défaillante de jeune occidental décadent sans rigueur aucune et peu porté sur l’effort.
Je n’ai même pas pris la peine, cette fois, de me rendre à l’adresse inexistante de ma cliente désincarnée. Je suis monté directement chez ma voisine bien plus incarnée, Andrea, une sage et lumineuse étudiante de traduction venue du lointain Ontario que je courtisais sans succès depuis des lustres. En bégayant un peu, intimidé par ses yeux gris souriants et son sourire jaune rayonnant, je lui ai demandé si je pouvais lui emprunter un petit montant d’argent pour un bref moment.
Andrea m’a prêté sans hésitation des sous pendant que je figeais sous l’effet du contact de ses fins doigts chauds sur ma paume gelée. Elle a profité de l’occasion de ce prêt bancaire entre locataires pour m’annoncer qu’elle quittait Mortréal. Elle venait d’obtenir un poste d’interprète à l’Organisation mondiale de la santé où elle espérait apporter une humble, mais nécessaire contribution à la lutte contre la pandémie, m’a-t-elle expliqué. Elle partait pour Genève dès le lendemain, a-t-elle continué d’enfoncer le clou dans mon cœur, avec un air faussement triste dans ses yeux trop souriants.
Anéanti par la nouvelle du départ de ma muse du deuxième étage et troublé par cette histoire de pandémie que, trop occupé par mes réflexions postphilosophiques et l’excitation préliminaire de ma nouvelle vocation, je n’avais pas suivi de trop près, j’ai redescendu les marches de notre duplex avec une gravité qui me faisait me sentir fort lourd tout d’un coup.
J’ai ensuite entrouvert ma porte et laissé simplement tomber la marchandise de madame Cantin dans le vestibule désordonné de mon logement avant de revenir à haute vitesse et la mine basse à mon quartier général, ce dépanneur devenu l’hôpital général de ma folie très particulière.
Tao a semblé un peu plus satisfait de ma performance temporelle cette fois. Il a insisté cependant pour que je lui remette la moitié du pourboire de deux dollars que madame Cantin donnait toujours à ses livreurs. J’ai jeté le seul dollar qu’il me restait en poche sur le comptoir délabré de mon dépanneur trop peu porté sur le dépannage des âmes en peine comme la mienne. Le patron m’a remis mon rouleau de printemps quotidien ainsi qu’une boisson trop gazeuse que j’ai sirotée distraitement pendant que mon cerveau se liquéfiait, puis se gazéifiait peu à peu.
Tao m’a expliqué ensuite que je devrais dorénavant porter un masque pour effectuer toutes mes livraisons à domicile, comme on le faisait depuis plusieurs semaines déjà dans plusieurs pays « plus civilisés » de l’Asie, a-t-il ajouté en me regardant de haut par-dessus son masque. Il avait réussi à obtenir des masques chirurgicaux grâce à des contacts privilégiés, s’est-il vanté en rougissant de fierté derrière son tissu bleu.
Je n’avais pas vraiment suivi cette histoire de bal masqué planétaire. J’étais trop sonné par le caractère inexplicable de mon petit destin tragique de faux livreur avec de vrais clients inexistants… qui existaient néanmoins quelque part, semblait-il. Dans un univers parallèle ? Dans la pensée taoïste de mon patron ? Dans le vide intersidéral de mes propres neurones ?
Après ma collation santé, j’ai vadrouillé le plancher en prévision de la fermeture imminente de mon dépanneur de malheur. Les interconnexions de mon cerveau avaient pris la forme et la consistance des spaghettis grisâtres de ma vadrouille que je fixais tel un somnambule incrédule au-dessus de mon inconfortable masque.
De retour à la maison, trop épuisé pour tenter de comprendre l’absurdité de ma première journée de non-livraison, je me suis effondré sur mon funeste futon entre les bières Boréale chaudes de René A. La Carte et les serviettes hygiéniques maxi-machin d’Emmanuelle Cantin.
Mon sommeil a été troublé, cette nuit-là, par des rêves bien peu rationnels dans lesquels j’essayais sans cesse d’accomplir des tas de tâches plus irrationnelles les unes que les autres : j’étais un livreur tout vêtu d’orange fluo pour la compagnie Homme Dépôt et je transportais d’énormes caisses en plastique orange que je ne savais jamais où déposer ; je me promenais dans les corridors infinis de l’université à la recherche du bureau de mon professeur… Socrate ; je tentais de faire l’amour avec ma charmante voisine, Andrea, sans parvenir à trouver l’ouverture où je devais me glisser ; j’étais un funambule qui marchait au-dessus de l’abîme sur un fil suspendu entre mon futon… et nulle part…
Les cauchemars se sont poursuivis à mon réveil dans la dure réalité non onirique de ma vie bien trop réelle de livreur dorénavant masqué : le 5322 Brébeuf de Mme Martine Heid-Hébert, le 5467 Chambord de M. Jack Dérisoire, le 4577 Papineau de Mme Frédérique Niche-Achien. Toutes ces adresses demeuraient des demeures inconnues à cette adresse. Elles avaient disparu de la carte de Mortréal ou n’y avaient jamais figuré. Et tous les êtres qui devaient y être manquaient à l’appel de l’existence. Ou n’avaient peut-être jamais même été, du moins en hiver.
— Mon pays, c’est une saison en enfer ! me suis-je écrié en pédalant dans la choucroute blanche du trottoir enneigé de l’avenue Laurier.
Était-ce moi qui faisais disparaître les êtres ainsi ? Mon patron professionnel et maître spirituel Tao essayait-il de me rendre cinglé ? Étais-je coincé dans la nuit d’un rêve infini qui empiétait sur le jour d’un éveil cauchemardesque ? Cette pandémie planétaire à laquelle je n’avais pourtant pas porté la moindre attention me perturbait-elle inconsciemment ? Ou étais-je déjà devenu fou à la vue de ma Rossinante à trois roues comme le philosophe à la grosse moustache face à son pauvre cheval turinois ?
Pour ajouter à mon désespérant désarroi, j’avais trouvé, ce soir-là, une note, glissée dans la fente postale de ma porte d’entrée à la peinture tout écaillée, une note manuscrite dans laquelle Andrea me faisait ses adieux en me promettant de m’envoyer son adresse helvétique aussitôt qu’elle serait installée dans la ville rêvée du promeneur solitaire dont j’étais devenu une cauchemardesque version mortéalaise. En post-scriptum, ma divine voisine me disait d’oublier ma dette en dollars canardiens vu que sa rémunération en francs suisses lui garantissait un avenir financier franchement radieux.
Quant à moi, j’avais dû m’arrêter deux fois ce jour-là à mon guichet trop automatique. Bilan de ma deuxième journée de boulot : un déficit personnel de 112,63 $ (plus 4 $ de demi-pourboires). Certes, mon patron était maintenant favorablement impressionné par mon efficacité tout aussi redoutable que douteuse. Et les clients étaient fort satisfaits, m’avait assuré Tao avec une assurance qui n’avait fait qu’accentuer mon propre manque d’assurance vitale. Aurais-je dû tirer une quelconque consolation non philosophique des évaluations positives de ma performance théâtrale de livreur fictif ?
Le problème était qu’à ce rythme de non-livraison, le solde de ma bourse d’étudiant délinquant de foulosophie allait s’évaporer en deux ou trois semaines à peine (maximale !). Et combien de temps aurais-je la force non seulement bancaire mais mentale de soutenir cet insoutenable manège infernal ? Que signifiait cet insignifiant non-sens ? Qu’avais-je fait — ou pas fait ? — pour mériter un sort si peu comiquement tragique ?
Mon triste sort me paraissait d’autant moins comique et plus tragique que le monde s’était radicalement métamorphosé depuis que j’avais entamé mon hermétique carrière. Le virulent virus, membre éminent de la famille royale des virus à couronne — venu, disait-on alors, d’une collusion animale entre une chauve-souris et une étrange bête à écailles — avait profité de la mondialisation galopante pour gambader allègrement sur notre globe surexploité. Ce minuscule messager, un simple livreur d’ARN venu du plus profond de notre monde aux abois, accomplissait sa (trans)mission avec un brio humiliant pour le triste livreur à l’ADN impotent que j’étais devenu.
Et mon échec et mat dans les rues quadrillées du Plateau mortréalais paraissait d’autant plus pathétique que la profession de livreur était en voie d’acquérir ses lettres de noblesse : mon nouveau métier, anciennement méprisé, devenait de plus en plus essentiel pour des citoyens qui fréquentaient de moins en moins les rues de la cité.
De simples livreurs de mon espèce menacée pouvaient maintenant aspirer à un haut statut sinon économique à tout le moins hautement symbolique. Les obscurs porteurs de pizzas comme de sushis, les livreurs d’Uber Dash comme de Door Eats, de Purolatour comme de FredEx et même ces sacrés farceurs de facteurs du bon vieux Postes Canarda à mon papa passaient désormais pour de fantastiques fantassins à l’avant-garde du combat contre la pandémie, des donneurs de services essentiellement essentiels pour leurs congénères de plus en plus cloîtrés !
Bref, j’aurais pu, moi aussi, devenir un héros, un demi-dieu de la livraison à domicile… si j’avais simplement pu livrer ma marchandise si peu complexe à bon port d’entrée.
Le gouvernement national de notre territoire provincial vient d’annoncer le confinement généralisé de notre nation provinciale tout entière, une nouvelle fabuleuse pour mes collègues livreurs de tout acabit aux habits si divers… mais catastrophique pour moi qui viens tout juste de ne pas livrer la marchandise de M. Kirk Égaré au non-existant 1247 du boulevard Saint-Joseph.
Je suis en effet dans l’impossibilité — tant bien financière qu’existentielle — de payer la commande de mon ultime destinataire inexistant. J’en suis rendu à un stade surhumainement pathétique à des années-lumière de l'Übermensch nietzschéen et du philosophe-artiste que je rêvais de devenir jadis.
Voilà quatre semaines maintenant que j’emplis mon modeste chez-moi de marchandises tout en vidant mon compte en banque, tout aussi modeste, de ses derniers fonds de tiroir-caisse. Je suis devenu le dernier des hommes au fond du baril de poudre de ma vie explosée.
J’en suis réduit à un état autophage, condamné à consommer moi-même ce qui était destiné aux autres, métamorphosé en ouroboros, ce serpent qui se mord la queue. Mon papa — comme tous les papas ? — avait raison : je n’arriverais jamais à livrer la marchandise. J’avais enterré mes pauvres talents dans le sable du désert de ma vie en pourchassant d’abord les mirages bien peu miraculeux de la philosophie universitaire, puis je m’étais enfoncé dans les sables non mouvants de la livraison sans domicile fixe, et ce, alors même que le monde tout entier se délitait autour de mon petit moi en émoi.
Que faire maintenant ? Comment agir ? Comment devenir moi-même ? Comment apporter mon infinitésimale contribution à ce monde en infinie déliquescence ? En racontant le double échec de mes vies de misérable philosophe et de livreur miséreux ? Écrire donc ? Devenir homme de lettres… à la fois comme et pas comme mon regretté papa postal ? Serait-ce là la voie de l’avenir, la voie de mon avenir sans avenir ?
Tant de mots confus, profus, journaux de confinement, peurs au ventre inédites, prophéties à rebours, discours politiques en temps réel.
Tout se démembre et s’appauvrit, tout bouge, éclate, ordonne, révèle la grande hantise : un virus pandémique menace d’écroulement l’économie kapitaliste.
Être vivant grâce à son hôte, Covid-19 ouvre les vivants sociaux.
Haut le verbe.
C’est brutal, comme toute mort.
Rien d’original si l’on évoque la philosophie comme éveil, prise de conscience, etc. De quel monde ambiant, de quel sommeil néo-dogmatique doit-on se réveiller ?
Il y aura toujours un risque à tirer les conséquences lucides d’une histoire médicale de la pensée et à imaginer un après-bilan pendant une catastrophe « inédite ».
Risque y a-t-il à interroger ledit pouvoir de la raison, elle-même impuissante en ses zones d’opacité, bien que cette opacité demeure fondamentale moins pour un engagement politique, journalistique que pour tout recours au poème ; neige aseptisante sur un halo de tanières.
De mon œil ventral, je devine le confinement des super-riches, managers, classes dirigeantes, mafia, vedettes populaires, sans compter la gent universitaire insinuerait Artaud le Mômo avec sa voix nasillarde. J’entends le peuple anonyme qui travaille dans les entrailles de l’État. Inégalités massives à la chaine y compris dans l’éducation. Hiatus évident et lutte des classes larvée par l’urgence des services essentiels. Les premiers seront là en septembre avec de nouveaux masques : fadaises ou discrétion, « insolence abusive » (Spinoza), sourires Colgate, etc. Nous serons encore asservis à une dette publique complexe et à un surendettement privé compliqué. Consommons, consommez, offres spéciales au sommaire, travaillez selon, payez. Néo-marketing, nouveaux alibis, vieilles histoires.
Ce confinement ouvre ma mémoire civile, publique, atomisée. Histoire des microbes et des virus en Amérique depuis le 17e siècle apportés par les conquérants, grand-mère acadienne Arsenault morte de la grippe espagnole. Les cosmonautes parlent de leur confinement : ils ont vu la terre ; de ma fenêtre, je vois un sac de poubelle ; une astrologue me harcèle afin de bonifier mon horoscope ; les croyants veulent encore vivre leur foi en communauté ; violence domestique qui s’accentue… Retrouvailles, découvertes : je relis les Manuscrits de 1844 de Marx annotés au collège, écrivains russes déportés aux confins sibériens, Michaux le minime qui traverse les murs comme un rayon laser, Le dernier loup de Lazlo Krasznahorkai, aventure d’un philosophe déchu, etc. Qu’en est-il de l’ambiance audiovisuelle — belle expression oubliée des années 1970 ? TV cathodique morte depuis des lustres, pas de Netflix ; à l’ordinateur j’ai vu L’ordre de Jean-Daniel Pollet sur les lépreux de l’île de Spinalonga, Sept peintres du Québec (1944, émouvant), Keaton génie poétique entre moult catastrophes ; musiques de Latcho Drom, Coltrane pour le lointain film de Gilles Groulx, Fauré, Perotin, Lemêtre pour le spectacle des Atrides d’Ariane Mnouchkine acheté à la Saint-Valentin, etc. Seules les vibrations sonores amènent à surexister au milieu d’une beauté précaire.
Rendu à 70 berges et plus, mon corps devient soudain un capital à risque, je deviens le lépreux confiné dans ses murs de plâtre, interdit de crever de ce mal co-vidant ; cancer, maladies du cœur, suicide sont bienvenus. Toucher transperce, respirer brûlera les cordes vocales. Curieuse condition que la mienne alors qu’au mois de février, je sortais d’une certaine convalescence après une chirurgie invasive au beau milieu de mon corps. Découvert le mot laparoscopie, ô providentiel nombril. Mais je ne crains pas la mort, le tour de ce jardin est fait. Mon alter ego Monsieur Rhésus découvre son « deuxième cerveau », sept mètres d’intestins, millions de neurones, surface d’absorption interne estimée à 32,2 mètres, plus grande que son salon-bibliothèque. C’est dans cette assise moins obscène que l’autre scène qu’il réfléchit aux carcasses funèbres encore contagieuses, elles-mêmes isolées, deuil maudit. Il réfléchit aussi à l’enjeu des logiques sacrificielles : ou sauver les plus faibles, vulnérables, seniors en fin de vie ou sauver, pour le bien de tous les autres, une économie mortellement paralysée. Spectre de la grande Dépression. Déjà les 40-50 ans se disent victimes collatérales du confinement généralisé. Et que dire des plus jeunes aux perspectives encore plus apocalyptiques ? Bréviaire matinal des statistiques. Vaste nécromancie en perspective, sinon nécropolitique à la mitaine.
Visiteur quotidien, un écureuil longe les briques du mur, me regarde par la fenêtre, examine le désert de la rue, le silence des couloirs aériens. Zéro tourisme enfin. Je l’ai baptisé Horacio, il ne connaît rien de mon anatomie, il fait ses provisions sur le toit, semble-t-il. Je lui parle. Connaît-il ses amis : le pangolin, la chauve-souris, le porc ? Je lui raconte mon devenir-animal : j’ai été castor bricoleur, urubu à tête rouge (me suis même intéressé à son estomac, je lui lis un passage de mes Dépouilles : « résistance au bacille du charbon, à la peste bubonique, aux virus les plus redoutables »), puis scarabée bousier, tardigrade et, là, macaque supérieur mais, attention, aucune zoonose prévisible de ma part. Je suis déjà interné à la clinique du zoo. Horacio frétille de la queue. Aujourd’hui, il sent la soupe chaude. Ça sent partout la soupe chaude.
Beaucoup ont collectionné, collectionnent du papier-cul, essuie-totalités, d’autres des armes à feu contre les intrusions sauvages, futurs shérifs ou outlaws. Moi, je suis un chasseur-cueilleur d’anagrammes. Pourquoi pas en ce moment de confusion where anything goes ? La province confinée = Connivence par folie. Coronavirus au Québec = Banque, ouvriers, couac ! Antonin Artaud = Urina TNT, ô nada. Je joue avec les mots plus parallèles que croisés dans le buzz pandémique. De ceci rien ne découle que la conscience hypervirale de l’alphabet et donc de l’imaginaire en ses arcanes, pour élargir des vérités, détourner des mots d’ordre et des poncifs assommants, prendre en défaut d’étonnement le monde. Persévérance = Penser ça, rêve = Cerner épaves = A nerve creeps.
Qu’est-ce que la normalité au quotidien ? Jours et nuits, despotes du travail salarié ? Notre vie sous la contrainte du virus ne fait pas exception. Elle est la règle depuis le milieu du 19e siècle. C’est elle qu’il faudrait penser mais nous ne le savions pas, habitués à l’hypermodernité virale du Kapitalisme sauvage (urbanisation insalubre, cheap labour, pétrole) dont nous sommes aussi les parasites. L’après-pandémie sera le dernier symptôme des problèmes que devront résoudre les mêmes vivants sociaux de l’avant, sans soudaine crise ni divertissements en ligne pour entubés… Entretemps, on peut examiner « la physionomie spirituelle d’un mal » (Artaud) qui n’est plus la peste d’antan. Épreuve initiatique co-vidante. Covid-19 ne connaît pas le « temps réel » des politiques affolées, mais dévore l’espace ; illettré qui fait parler, peut-être icône d’une vertu socratique sur le trottoir : l’ironie qui déstabilise, fait accoucher l’inconscient de chacun. Et ce coronavirus détruit aussi la théorie des formes réifiées, les schémas-marottes des philosophes interpelés jusqu’à présent. Misère. Voilà 1,49 million de cas infectés, 88 200 morts officiels à ce jour. Et le décompte ne fait que commencer. Système en ruines, idées mutilées, ne reste qu’à y être fécondé.
L’anachorète macaque sort sur son balcon arrière : aucun enfant dans la ruelle qui mène à l’école. L’air est frais, bourgeons du lilas. Son second cerveau rumine un écheveau de rêves, entre la crème glacée de son enfance et cette étrange expression que le premier ministre a osé rappeler, à la fois si politique et intime : « créer de la richesse ». Ah bon, allons-y, anagrammons. Créer de la richesse = Clé, cesser diarrhée = Leaders, échec, rires = Cracher déesse, lire. Soyons humbles, lisons Spinoza : « L’affection de notre corps enveloppe l’essence du soleil » (Éthique, II, 35, scolie). L’œil ventral entrevoit une brèche, expulse une trajectoire possible hors de ce confinement. Oui, Monsieur Rhésus voudrait caresser l’irrésistible soleil là-bas. Halte ! Geste barrière.
Interstice humain / non-humain
barre oblique plantée
dans la nature
nostalgie poison inodore
il n’y a plus d’avant
je pense comme une touffe de saxifrages
frémit au vent
selon le jeu confiné
entre ombres des citoyens
deux mètres par où se faufile
l’espace infini de nos ignorances
impuissance
désirs troubles
histoire trouée du très fier Occident
animaux domestiques
sommes-nous
stupeur à devoir refondre
une autre vie
enfin
basta!
À Noël, sous le sapin artificiel, son cadeau est dans une enveloppe ornée d’un chou. Elle l’ouvre fébrilement, en sort un billet d’avion. Ils vont passer le mois de mars en Italie, annonce-t-il, Rome pour commencer, puis une semaine à explorer la Toscane, une autre de farniente sur la Riviera, la dernière à Venise. Elle pleure de joie. En mars, Montréal est si triste, elle est toujours déprimée : la neige sale, les gens livides, on n’en peut plus des trottoirs glacés, on a peur de se casser une jambe, un bras, sans parler du verglas. Bien qu’il fasse déjà 14 sous zéro, leur nuit est torride.
En janvier, elle court les magasins. Un chandail en cachemire gris pâle pour lui, en harmonie avec ses yeux, deux robes pour elle, la première décontractée en coton biologique, l’autre, griffée pour les soirées élégantes, car il y en aura, des chaussures de marche, un jean, griffé aussi, un imper, parce qu’on ne sait jamais, d’ailleurs, le sien a douze ans, il était temps d’en changer. Il s’inquiète : serait-elle en train de dilapider l’argent du voyage ? Non, non, qu’il se rassure, tout, ou presque, était en solde. Elle meurt d’envie de voir Vérone, le balcon de Juliette, lui, elle l’imagine sur le trottoir, qui lui déclare en roucoulant sa flamme. Il sourit. « Ah ! Venise, passer en gondole sous le pont des Soupirs », soupire-t-elle. Il répond qu’à l’époque, le pont reliait une prison avec le palais des doges. Les soupirs qu’on entendait, c’étaient les lamentations des prisonniers dans la salle de tortures. Elle avait pensé à quelque chose de plus romantique, mais bon, tant pis, il leur reste la gondole.
En février, on parle d’un nouveau virus qui fait, paraît-il, des ravages en Chine. Heureusement qu’ils ont choisi l’Europe. Elle trouve le virus plutôt mignon, on dirait un lutin. Il est perplexe. Mais à la fin du mois, voilà qu’on recense des cas en Italie. Elle est troublée. Lui aussi.
En mars, c’est l’hécatombe là-bas. Leurs vols sont annulés. Elle est catastrophée. Pour la consoler, il l’inviterait bien à souper dans un restaurant italien gastronomique, mais c’est l’hécatombe ici aussi, tous les restos sont fermés. Il dit qu’ils iront à Vérone, à Venise cet été, ce n’est que partie remise. Elle hoche la tête, elle a un mauvais pressentiment. Lui non plus n’a pas l’air convaincu. Ils commandent une pizza, elle arrive une heure et demie plus tard, froide et racornie.
Le voilà en télétravail, ses réunions se tiendront désormais sur Zoom et Google Meet. Ils n’ont pas l’habitude de cohabiter toute la journée. Il installe son bureau dans le salon, reléguée dans la chambre, elle compile des résultats de sondages. « Savais-tu que 14,8 % des répondants croient à une conspiration mondiale ? » demande-t-elle. Il hausse les épaules. 14,8 % des gens croient n’importe quoi. « Si c’était vrai ? » insiste-t-elle. Il préfère croire qu’elle plaisante. Elle hésite, puis, oui, dit-elle, elle plaisantait. « Quand même, comment séparer le bon grain de l’ivraie ? »
Finalement, impossible pour lui de travailler sur la table basse, il déménage celle de la cuisine dans le salon. Elle ne se rend pas compte : sa nuque et ses épaules élancent quand il doit rester penché pendant des heures. Anti-ergonomique, absolument. Elle compatit, n’empêche qu’avec son arrangement, ils n’ont plus ni cuisine ni salon.
Avril et mai se révèlent une succession de frustrations pour elle comme pour lui. Le centre de yoga est fermé, ces séances la détendaient, maintenant, elle est crispée. Elle n’en peut plus de l’entendre palabrer avec ces gens aux visages toujours graves sur l’écran de son ordinateur. Lui, ça le déconcentre quand elle met de la musique. Elle rétorque qu’elle a besoin de joie en ces temps tragiques. « Parce que le trouves joyeux, toi, Leonard Cohen ? » grince-t-il. Puisque c’est comme ça, elle ira l’écouter dans un parc, même si les écouteurs lui agressent les oreilles. Elle sort en claquant la porte.
Elle ne veut plus regarder les informations télévisées. Lui, oui. « Trois cent soixante-dix-sept décès aujourd’hui dans les CHSLD », marmonne-t-il en éteignant la télé. Elle se bouche les oreilles. Puis la santé publique décrète qu’il faut porter un masque dans tous les lieux intérieurs. Elle en commande une douzaine par Internet, des noirs ninjas pour lui, des imprimés pour elle, fleurs, lunes, oiseaux multicolores. Ils sont livrés pendant qu’elle lit au parc. Lui, en pleine réunion, ne répond pas à la porte et le colis est volé. Pas question pour elle de porter les bleu poudre jetables, ils sont trop laids. Elle lui reproche son indifférence, il lui reproche sa vanité. Ils sont au bord de la rupture.
Heureusement, juin arrive avec le beau temps, la santé publique assouplit les consignes. Ils pourront enfin recevoir des amis dans la cour, six au maximum. Elle suggère Bernadette et ses trois enfants. Mais il craint que les enfants ne respectent pas la distanciation physique. Alors Léa et son nouvel amant, un Italien, justement, rencontré sur le site Âmes sœurs ? Elle a si hâte de le connaître. « Figure-toi qu’il s’appelle Roméo. Un nom prédestiné, non ? » Ils apporteront le pain et les fromages, le vin, leur vaisselle et leurs verres — aucun danger de contamination. Elle va préparer des bouchées festives, caviar, truffes, crabe des neiges, elle a répertorié une douzaine de recettes affriolantes. Il n’est pas contre. Le jour dit, il fait soleil, la cour est prête, elle étrenne la robe en coton biologique, les amoureux arriveront à cinq heures, pour l’apéro. Il mesure soigneusement l’écart réglementaire entre les chaises pendant qu’elle s’affaire dans la cuisine. Elle pense qu’il exagère, mais elle se tait. À quatre heures et demie, Léa téléphone, affolée. Roméo vient de recevoir le résultat de son test : positif. Elle doit l’être aussi, ils ont passé la nuit à faire l’amour. Ils sirotent leur martini, grignotent des olives dans un morne silence. À six heures, le ciel se couvre, l’orage éclate sans crier gare. Ils rentrent en vitesse avec les bouchées festives détrempées.
En juillet, elle suggère un séjour en Gaspésie, c’est la destination tendance, cet été. Il croit que c’est risqué avec tous ces touristes en liberté. Il accepte pourtant, il ne veut pas la décevoir. Ils s’y sont pris trop tard, sauf un motel au bord de l’autoroute, toutes les chambres d’hôtel, tous les gites, tous les chalets, même les campings sont réservés. Ils se reprendront à l’automne, propose-t-il. Ont-ils seulement le choix ? répond-elle, résignée.
Ils passent l’été en ville, lui, en réunion dans le salon, elle dans la chambre avec ses sondages, puis l’automne arrive avec une deuxième vague.
Elle dit que vivre à deux confinés, c’est impossible. Il pense comme elle, ça ne peut pas durer. Elle a vu un deuxième étage à louer plus loin, à quelques rues. Ils vont le visiter. Impeccable, calme, très éclairé, il pense qu’elle y sera très bien, en toute sécurité. Ce n’est qu’à quelques pas, ils se verront presque aussi souvent qu’avant. Mais non, proteste-t-elle, il n’a pas compris, c’est lui qui déménage.
On marche tous les deux le long du couloir interminable. C’est l’été.
Mes mains sont moites. Je suis venue te rejoindre à ton travail. On va repartir ensemble à bicyclette.
Le confinement général dure depuis plusieurs semaines déjà. Et j’opère un retour en arrière de quelques décennies : en fait chaque matin, l’année de mes huit ans revient me hanter.
Cette année-là, j’allais vivre un évènement qui a eu des répercussions sur moi jusqu’à présent.
Son souvenir s’est violemment imposé à moi. J’en avais oublié toute trace. Je suis ahurie de ce que ma mémoire m’a soudainement révélé.
C’est ce lointain évènement qui donne aux conditions de mon confinement actuel un caractère particulièrement toxique. Comme tout un chacun, pandémie oblige, je suis confinée. Je le suis hors de chez moi, chez mon fils et sa petite famille.
Je pense à différentes situations de confinement et sans doute plus difficiles que la mienne.
Celle de ma mère : souvent restée terrée dans sa cave pendant la dernière guerre en France. Elle s’y sentait protégée malgré la crainte d’un effondrement de l’immeuble lors d’un bombardement. Les membres de sa famille étaient réunis autour d’un poêle à charbon, se cuisinaient des galettes à la farine de sarrasin et à l’eau, et se blottissaient les uns contre les autres. Elle m’en parlait avec le sentiment qu’on lui avait volé une partie de sa jeunesse et pourtant il y avait dans ses mots une ondée de tendresse, la tendresse qui les avait fait « tenir » ensemble. Ici la guerre au virus se fait sournoise et la chaleur humaine se fait moins dense face à la superficielle efficacité de nos réseaux sociaux…
Prof depuis des lunes, responsable de classes session après session, prenant la parole de manière convaincante, mère de famille, vaccinée, avec des expériences de vie, de la logique.
Pourtant, quand l’ascenseur ouvre ses portes, je ne peux m’y glisser, j’y fais entrer ma table roulante chargée de livres, j’appuie sur les boutons de chaque étage jusqu’au sixième, l’un après l’autre, un pied dans le couloir, un pied dans l’ascenseur, retenant un long moment la fermeture des portes. Puis je m’éloigne, les portes se referment, l’ascenseur monte, étage après étage avec mon matériel à bord et j’emprunte les escaliers. Je gravis les six étages au pas de course. J’ai bien minuté mon temps, je le maîtrise : je sais combien de secondes mettra l’ascenseur en s’arrêtant à chacun des étages. Au sortir de la cage d’escalier, j’arrive pile au moment où les portes de l’ascenseur s’ouvrent. Devant moi, parfois des profs, des employés qui sortent de la cabine d’ascenseur médusés, tandis que j’extrais mon stock monté sans accompagnement.
Je peux aller marcher. Je peux sortir du condo. Tous les matins, je marche un peu dans le parc. Mais mon fils éprouve une telle crainte d’être contaminé par le virus, lui et sa petite famille, qu’il m’interdit absolument d’entrer dans quelque commerce que ce soit ou de retourner chez moi puisque j’y accueille une colocataire : pas d’épicerie, de marché, de pharmacie, pas de rencontre ou de conversation amicale même à deux mètres de distance. Il craint ne plus pouvoir me revoir si je « prends ces risques ».
Tu travailles dans cet établissement depuis deux ans. Tu en connais les moindres recoins, tu aimes bien me montrer, m’expliquer ce que tu sais. Tu es « l’homme à tout faire » ici : ça va de l’enregistrement des concerts à la maintenance des registres comptables, du transport de matériel à l’aide en cuisine. Le collège est immense, plusieurs bâtiments reliés par des passerelles, des couloirs souterrains : un monde. De l’extérieur, un fier groupe architectural en pierre grise, une toiture argentée, un clocher, des galeries en bois, le tout encerclé d’un parc aux allées ombragées. On y fait de la bicyclette.
Dans ce confinement improvisé, je ne jouis plus du réconfort de mon propre appartement, je ne jouis plus d’aucune intimité. Je n’ai pas de chambre à moi, je vis en communauté serrée autour de deux enfants en bas âge que, oui j’adore, mais mon horaire de vie n’est pas le mien, rien n’est à moi ici, et ces contraintes ralentissent jusqu’à ma capacité de penser, d’écrire, de lire. Je pense à Nancy Huston qui a justement expliqué sa récente panne d’écriture par le fait qu’elle n’était plus chez elle, en France, mais confinée chez son ami en Suisse. Elle remarquait que « si l’écriture se fait dans la solitude, elle ne se fait pas dans le vide »1. Je me sens tout simplement dépossédée de mes propres repères comme je l’ai été ce jour de mes huit ans… Pendant un « certain » temps (je n’en saurai jamais vraiment la durée) qui me sembla infiniment long, mes indices spatio-temporels mais aussi affectifs avaient disparu. Où étais-je ? Pourquoi étais-je abandonnée ?
De ce jour, j’ai probablement associé la perte de repères à l’abandon.
Je n’ai pas été élevée dans du coton, j’ai eu des moments difficiles à traverser comme tout le monde, je ne vis pas dans le luxe et mes besoins sont modestes mais ne pas disposer d’une chambre à moi, ne pas pouvoir saisir tel livre qui m’est cher dans ma bibliothèque, ne pas pouvoir choisir le silence au moment où il me semble indispensable, tous ces manques me renvoient à cette journée de mes huit ans, alors que tout a basculé.
Cette nausée qui m’avait alors prise d’assaut, voilà que je la ressens à nouveau chaque matin du confinement.
Que ce soit sur VIA Rail, Amtrak, dans les trains de la SNCF, sur l’Eurostar, c’est toujours le même scénario qui se rejoue : je risque l’impudeur, je choque les passagers, ceux que je nomme les « intrus ». J’attends toujours de n’en plus pouvoir. Finalement, je ne calcule plus le risque d’être découverte « les culottes à terre ».
Je me dirige vers les toilettes.
Mon envie d’uriner est devenue irrépressible.
Mais je ne vais pas verrouiller la porte. Je ne vais même pas la fermer. Je vais poser mon sac devant pour en bloquer légèrement l’ouverture, la personne voulant entrer se trouvera ainsi retardée dans son mouvement, ce qui me laissera le temps de prévenir : Il y a quelqu’un !
Quel jour sommes-nous ? Je regarde par la fenêtre mais je ne trouve pas non plus d’indice de la saison en cours. En ces temps de confinement, j’évolue dans un temps mou, vague, élastique, sans commencement ni fin prévisible, ni odeur. Un temps qui n’en finit pas de s’étirer. Un temps morbide d’effacement.
Comme j’ai cru être effacée de la carte cette journée où, petite fille, je marchais avec toi Papa.
Cet effacement pourrait-il ouvrir une porte sur une recréation du moi comme les proposent les mises en scène textuelles de l’artiste visuelle Sophie Jodoin ? Cette pensée ne me vient pas par hasard : je travaille présentement sur son œuvre dans le cadre de ma collaboration à une émission radiophonique. Ce qui occupe bien heureusement une parcelle de mon esprit. Les mises en scène textuelles que l’artiste pratique inlassablement interrogent mes propres capacités à faire sens en marquant ce temps vague et sans consistance. En exposant le vide. En le déniant par ces lignes mêmes. Noir sur blanc. Donner consistance au peu qu’il reste. Ce que ce texte tente de faire : la mémoire de l’enfant que j’ai été s’empare des silences, du papier vierge.
Tu es fier de moi, car j’adore t’accompagner dans tes aventures. Tu pars en forêt un dimanche après-midi muni d’un bâton de marche et de ton béret, je te rattrape en courant. Tu montes dans cette barque très abimée pour traverser l’étang, j’y monte aussi. Tu fais bouillir l’huile pour y faire ta brassée de frites, je t’aide à extraire le panier fumant. Maman te prévient : Attention à la Petite ! Tu te moques. Maman n’a pas ton sens de l’humour. Toi, tu blagues souvent. Pourtant les gens disent que tes blagues ne sont pas toujours drôles. Rien ni personne ne m’empêchera de t’accompagner dans tes pérégrinations. Tu aurais voulu un garçon, c’est mal tombé, je suis la troisième fille en ligne. Une fille MAIS courageuse comme un scout répètes-tu, toi qui as longtemps été chef scout.
En ce mois d’avril 2020, je sens mon propre corps se rapetisser, mes os grincer, mon souffle se restreindre.
Dehors n’est plus dehors. Dehors n’est plus synonyme de liberté. Il n’y a plus ces spécificités traditionnelles propres au dehors et au dedans. C’est ici ou là le même enfermement, la même étanchéité, le même manque de liberté, c’est le même souffle difficile.
Dans le travail de S. Jodoin l’absence, l’effacement de certains mots fait ressortir du texte initial un nouveau contenu, un nouveau sens, une nouvelle histoire. Il subsiste un potentiel de message malgré la disparition de la majeure partie des mots contenus dans le texte d’origine. Ainsi, pour l’œuvre il faut qu’elle sache2, le nouveau message est généré par un livre didactique clinique : en ne conservant que certaines bribes de phrases l’artiste tisse une trame fictive et poétique donnant à déchiffrer l’histoire d’une femme. Dans mon cas, le quotidien dans lequel je suis confinée, sans mes « essentiels » sous la main (livres, plumes, encres, papiers de différents types, carnets de notes, photos, collection de dessins d’amis artistes qui forment mon paysage familier), ne m’offre pas une base suffisante pour donner lieu à l’invention d’une nouvelle histoire. Les fragments qu’il me reste ne suffiront pas à donner une nouvelle cohérence à cette vie actuelle. Je n’ai plus d’imagination. Je suis loin de moi. Sinon par cette réminiscence de mes huit ans qui tisse un rapport étroit entre l’actualité et mon enfance.
Les mots qui restent après le fastidieux travail de l’artiste qui a sablé des pages et des pages imprimées ont, par leur nouvelle juxtaposition, configuration, une nouvelle portée. Loin du potentiel de signification dont ils sont issus, S. J. a su identifier la portée des fragments restants. Elle les a mis en scène de manière aussi éloquente que minimaliste sans y adjoindre un seul de ses propres mots. Elle tricote et détricote pleins et vides. En ce qui me concerne, je ne vois plus que les vides et ils ne servent pas même à mettre en relief quelques résidus de contenu.
Marchant dans ce long corridor, tu m’expliques qu’il faut faire beaucoup de provisions dans un tel établissement. Ça prend des placards en tout genre : les balais ici, les vestiaires là, le matériel de nettoyage et puis les bonbonnes de gaz. On ne rencontre personne, c’est l’heure du rassemblement au réfectoire et puis, dans ce secteur du bâtiment, il n’y a pas de chambre, de salon, ce sont les bureaux, fermés à ce moment-ci. Tu t’amuses à produire un écho avec ta voix. Je t’imite. On rit de nos élucubrations. On est complices : à nous deux, on forme une petite équipe. J’aide quand tu répares les vélos, tu affirmes que je sais graisser les chaines mieux que personne. À la maison, j’essuie la vaisselle que tu laves. Tu répètes qu’il faut que je sois habile, courageuse, forte, préparée pour la vie.
Tu es mon modèle.
Tant de marques se sont effacées depuis le début du confinement, tant de repères qui rythmaient la vie quotidienne : prendre le métro, arrêter dans un café, passer à la bibliothèque, dire bonjour aux voisins, acheter mon pain, prendre un verre avec un ami… Effacement d’actions, de déplacements, d’activités qui m’entraine dans un no man’s land. Manque de codes qui semble effacer jusqu’à une partie de moi. Ce qu’il en reste donne forme à une personne incertaine privée de son propre entendement, de sa logique. Une étrangère s’est installée dans mon propre corps. Tels les mots d’un palimpseste dont le sens ne coïncide plus avec le récit originaire dont ils sont issus, comme dans le travail de Sophie J.
Le contenant qui donne forme au contenu s’en est carrément dissocié. Chez moi il ne reste plus que des éléments de contenu épars, non consolidés par le rythme quotidien de mes jours et de mes nuits. Non, décidément, je ne sais pas faire sens de ce qu’il me reste.
Depuis toute petite, tu m’as confié des tâches qui ont affiné mes habiletés : cirer des chaussures, laver un moustiquaire, aller acheter du lait à l’épicerie, retranscrire des adresses sur des enveloppes, classer des journaux par leur date, aller chercher le courrier à la boîte postale. J’avais un rôle dans cette famille, j’allais jusqu’à anticiper les besoins. Mais, dès que tu n’étais plus là, je n’étais plus le « petit scout ». Je me lovais dans un fauteuil avec une bande dessinée, je coloriais dans mes cahiers, je suçais mon pouce, je montais sur les genoux de maman, je réclamais une histoire. J’étais redevenue la Petite.
À l’Hôtel Sofitel de Montpellier, j’ai deux options : soit j’emprunte l’ascenseur que j’actionne avec la clé de ma chambre soit j’emprunte l’escalier dont la lourde porte va se refermer derrière moi sans savoir si je pourrai la rouvrir… Je cogite. Je dois quitter ma chambre et gagner le rez-de-chaussée de l’hôtel. Personne n’attend l’ascenseur. Je choisis la seconde option. J’ouvre la lourde porte de la cage d’escalier. Je la maintiendrai entrebâillée à l’aide d’une revue coincée dans l’ouverture de la porte. Je descends à l’étage qui correspond, me semble-t-il, à la sortie menant au hall d’entrée mais, quand je tente d’ouvrir la porte, impossible. Me voilà prisonnière de cette foutue cage d’escalier. Plus de logique, d’entendement. Je remonte à toute bringue à mon étage. La revue n’a pas été déplacée. Je compose le numéro de la réception. J’explique avoir voulu sortir de la cage d’escalier mais que la porte ne s’ouvrait pas. Vous n’étiez probablement pas à l’étage de la sortie. Cette fois-ci, je m’empare d’un livre à placer dans l’ouverture de la porte. Je m’aventure à nouveau, le cœur battant, dans la cage d’escalier.
Papa et moi, on longe toujours l’interminable couloir. Des fenêtres, sur le côté gauche, des rectangles de soleil qui viennent s’imprimer sur les lattes de bois blond. De grosses portes de métal qui donnent sur le côté droit du couloir. Qu’est-ce que c’est ? Ce sont les congélateurs, me réponds-tu. C’est plein de dindes, de viande.
Aussitôt ces mots prononcés, en un éclair, tu ouvres une des portes et tu me précipites à l’intérieur. Lourd claquement. La porte se referme. Juste le temps d’apercevoir les carcasses de viande. C’est le noir complet.
Papa, Papa !
Impossible d’ouvrir de l’intérieur.
Aucune réponse à mes appels.
Pourquoi ? Pourquoi me terroriser comme ça ? Tu as perdu la tête ? Où es-tu ? Que fais-tu ? Je veux encore crier. Ma voix ne sort pas, je n’ai plus de voix, je tremble, l’urine coule entre mes jambes, je me recroqueville au sol, je fonds en larmes, j’ai la nausée. J’ai fait quelque chose qui t’a déplu ? C’est pas vrai que tu m’aimes ! Tu faisais semblant.
Je ne me souviens plus de la prière que je récite chaque soir, pas d’un seul mot. Je veux maman.
Je vais m’étouffer, je ne peux plus avaler ma salive, je bave.
Cet évènement m’est revenu en mémoire alors que je pensais, en fait, à un autre incident : ce jour où tu as lâché ma main au cœur de Manhattan, un midi de juillet. Je t’ai perdu de vue, le feu est passé au rouge, les piétons m’ont bousculée. Prise de panique, j’ai rebroussé chemin et demandé de l’aide à un épicier avec qui tu avais bavardé quelques minutes plus tôt. Il parlait français. Lorsqu’on s’est retrouvé, tu as lancé : Mais voyons ! Pourquoi tu ne m’as pas suivi ? Tu me fais perdre mon temps !
Je n’ai jamais oublié cet instant de peur et la grande déception qu’a engendrée ta réaction… Il a fallu une pandémie planétaire pour faire sortir le second souvenir plus traumatisant encore… du congélateur !
Je ne saurai jamais combien de temps tu m’as laissée à l’intérieur du congélateur. Tu as ouvert la porte en riant : Tu as eu peur ? Tu sais, tu vas en voir d’autres dans la vie !
Tu avais raison, papa.
Aujourd’hui encore, j’en vois d’autres.
Montréal, vendredi deux octobre 2020 : Nuit agitée, entrecoupée de réveils du fait d’impatiences dans mes jambes. Elles s’étaient installées au printemps, quotidiennement dans la première partie de nuit, à heure fixe, m’imposant de me lever et de marcher jusqu’à ce qu’elles s’épuisent. J’ai mis au point une stratégie efficace : je les évite en me couchant après leur moment de survenue. Mais cette nuit, elles se manifestent à une heure très inhabituelle, trois heures trente.
Aujourd’hui, c’est la passation en France des clés de la maison de notre enfance, de la maison dans laquelle mes parents, puis ma mère seule ont continué de vivre.
Je marche sur le parquet du rez-de-chaussée en contournant les endroits qui craquent.
Aujourd’hui, nous tournons la page sur cinquante années de vie dans la maison aux volets fermés depuis le confinement décrété en mars dernier.
Mes jambes se détendent. Je m’assieds et je reviens sur les volets. J’écris :
Neuvième jour de confinement en France et de fermeture des volets. Les voisins de ma mère croient qu’elle est partie se confiner chez une de ses deux filles.
Il est treize heures pour nous à Montréal. Mon téléphone vibre dans une poche tandis que, Véga et moi, nous arpentons les allées qui délimitent le parc carré. Le visage de sa grand-mère, ma mère, apparaît en gros plan. Un fil en plastique effleurant ses narines divise horizontalement son visage, des lunettes à oxygène qu’elle garde en permanence. « Je voulais vous dire, avec ce coronavirus qui circule, ne prenez pas l’avion. C’est trop risqué. Ça n’en vaut pas la peine. » La lumière qui l’éclaire est tamisée, il est dix-neuf heures dans sa chambre. Nous sommes à contre-jour, Véga oriente tant bien que mal la caméra pour qu’elle nous voie tous deux. Elle parle à voix basse. Une voiture de sport pétaradante ralentit à notre niveau. J’augmente le volume. Sa voix est rauque depuis les examens sous anesthésie générale. Elle est faible aussi, le soir. Elle nous répète, elle insiste. « Ça me soucie, ne venez pas. » Nous patientons. Le conducteur n’a pas fini de jouer, il tourne autour du parc en accélérant après chaque ralentisseur. Je hausse le ton : « D’accord ». Je répète : « D’accord, nous ne prendrons pas l’avion ce soir. » Esquisse d’un sourire de sa part. Elle rajuste le tuyau en plastique, il la blesse. Véga a juste le temps d’ajouter : « Dors bien. » Fin de la conversation. Le visage se fige sur un rictus. Véga éteint l’écran :
— J’ai envie de prendre l’avion quand même.
Je range le téléphone dans ma poche :
— J’ai parlé de médecin à médecin, ce matin. Celui qui s’occupe d’elle a clairement précisé que nous n’avons pas le droit d’entrer dans l’hôpital. Mais comme nous venons de loin, il fera une exception. Il nous autorisera à aller dans sa chambre, vêtus d’un scaphandre.
Le silence est revenu, le conducteur dort au volant de sa voiture stationnée.
— On lui parle mieux par écrans interposés qu’en étant dans sa chambre, le visage à moitié caché par un masque aux normes FFP3 avec valve, encombrés d’une visière en plastique, d’un chapeau, d’une blouse en papier, de gants.
— Mais elle ne sera plus toute seule.
lemonde.fr de ce jeudi vingt-six mars à 13 h 20, heure de Montréal, 19 h 20 heure de Paris :
« Au moins 450 876 cas de nouveau coronavirus, parmi lesquels 20 647 décès, ont été officiellement déclarés dans le monde depuis le début de la pandémie, selon un comptage réalisé par l’Agence France-Presse (AFP). »
— Ce médecin a ajouté que son collègue a été contaminé dans un autre hôpital. Il est en soins intensifs, intubé. « Pour le moment, celui où est votre mère est exempt de toute infection. Mais, dès lundi, il devra accueillir des patients COVID plus. »
lemonde.fr à 14 h 15 :
« En ce qui concerne les données hospitalières, plus de 576 établissements de santé nous ont déclaré des cas aujourd’hui : 13 904 personnes sont hospitalisées pour une infection au COVID-19. Au total, 3 375 cas graves sont actuellement en réanimation.Toutes les régions sont concernées.
Par ailleurs, 34 % des patients hospitalisés en réanimation ont moins de 60 ans. Et 58 % ont entre 60 et 80 ans. »
Ma mère aura quatre-vingt-trois ans demain. J’avais prévu de prendre l’avion et d’arriver pour son anniversaire. Je l’avais appelée dès le premier jour du confinement, inquiet que les vols soient perturbés ou annulés. Elle en avait profité pour me parler de petits signes qui la préoccupaient. Habituellement, je bottais en touche en lui conseillant de demander l’avis de son médecin traitant. Je ne sais pas pourquoi, cette fois-ci je l’avais écoutée. À mesure qu’elle me décrivait ses symptômes, je parvenais comme elle au diagnostic de cancer du pancréas, la même maladie qui avait emporté mon père vingt ans auparavant, après trois mois de cauchemar absolu pour toute la famille.
Aucune explication médicale ne tient pour comprendre sa survenue chez deux personnes qui ne sont pas génétiquement liées. Aucun facteur transmissible n’a été mis en évidence.
Nous l’avons dénommée maladie d’amour.
Sa prise en charge en plein temps d’expansion de la pandémie relève du défi. Une des deux équipes spécialisées dans le cancer du pancréas à Paris est contaminée par le virus, elle vient de cesser toute activité.
J’envisage difficilement la suite, quand la maladie progressera. Je suis incapable de réfléchir posément à l’avenir, à la situation qui s’annonce.
Elle ne veut pas vivre le même cauchemar, subir la chimio, être opérée.
— Ce n’est pas un petit risque que nous prenons en y allant. Pas tant pour nous que pour elle et pour le personnel. Un ami chirurgien à Barcelone a été redéployé en unité de soins intensifs. Il s’est occupé des voies respiratoires. Au plus près du virus qui circule dans l’air. Il a été infecté. Il est décédé hier.
lemonde.fr, 16 h 10 :
« Au total, 15 500 décès ont été recensés en Europe par l’AFP, dont plus de 4 000 en Espagne, un des pays les plus touchés par la pandémie de COVID-19.* »
Une semaine après le diagnostic, les douleurs s’étaient intensifiées. Elle avait parlé avec Véga longuement : Elle se prépare pour que son âme rejoigne celle de son mari.
La conversation terminée, Véga avait crié. Nous avions marché dans le parc carré jusqu’à ce qu’elle ait besoin de dormir.
lemonde.fr, 16 h 40 :
« Nous avons désormais 1 696 décès depuis le début de cette surveillance hospitalière, dont 365 en vingt-quatre heures. Et nous déplorons aujourd’hui le décès d’une adolescente de 16 ans, survenu en Île-de-France. »
Véga retourne pour la énième fois sur le site d’Air Canada. Un vol tous les jours est assuré entre Montréal et Paris.
— Pour six cents dollars seulement. Alors que d’habitude à la dernière minute, c’est plutôt trois mille. Il est facile de prendre deux places.
— Ce ne sera pas facile de se déplacer.
lemonde.fr, 16 h 58 :
« Plus de 225 000 procès-verbaux ont été dressés par les forces de l’ordre pour non-respect des mesures du confinement depuis leur mise en œuvre, a déclaré Christophe Castaner jeudi sur France 2.Après les nouvelles mesures durcissant le confinement annoncées, l’attestation de déplacement à avoir si vous sortez de chez vous a été mise à jour. Vous pouvez la retrouver ici."
Je clique sur le lien :
ATTESTATION DE DÉPLACEMENT DÉROGATOIRE
En application de l'article 3 du décret du 23 mars 2020 prescrivant les mesures générales nécessaires pour faire face à l'épidémie de COVID-19 dans le cadre de l'état d'urgence sanitaire
Je soussigné(e), Mme/M. :
Né(e) le :
À :
Demeurant :
certifie que mon déplacement est lié au motif suivant (cocher la case) autorisé par l'article 3 du décret du 23 mars 2020 prescrivant les mesures générales nécessaires pour faire face à l'épidémie de COVID-19 dans le cadre de l'état d'urgence sanitaire :
Plusieurs options sont offertes. Nous cocherons la case Déplacements pour motif familial impérieux, pour l’assistance aux personnes vulnérables ou la garde d’enfants.
La suite est bloquée dans ma mémoire. Rien n’en sort avant le repas du soir autour de la table de notre coin cuisine. Nous discutons sûrement de la situation liée au coronavirus à Montréal et à Paris (le terme de COVID-19 fin mars qui commence à être utilisé dans les médias n’est pas encore courant entre nous). Nous émettons des avis divergents sur le voyage.
— Si nous n’y allons pas, nous allons le regretter.
— Si nous introduisons le virus dans l’hôpital, nous le regretterons aussi.
— On pourrait prendre l’avion demain.
— Mes sœurs elles-mêmes ne sont pas entrées dans sa chambre. L’une d’elles a déposé à l’accueil un sac avec des livres et sa tablette pour qu’elle puisse jouer au Scrabble.
— Je veux faire une partie de Scrabble avec elle.
— On en reparlera avec elle demain.
Mon téléphone sur la tablette à droite du frigidaire vibre.
— C’est Pascale.
Il est deux heures du matin à Paris. Ma sœur se lève souvent tôt pour préparer ses cours, mais pas si tôt et pas pour me joindre. Je referme derrière moi la porte conduisant au sous-sol. Pendant que je descends l’escalier, elle apparaît, debout dans la lumière jaune de son bureau.
— C’est pour te dire que, peu après minuit, le jour de son anniversaire atteint donc, maman est allée rejoindre son époux.
— Oui, c’est bien.
— Voilà ce que je voulais partager avec toi. Je n’ai pas envie d’être triste. C’était son désir le plus vif.
Le temps de l’appel me paraît beaucoup plus long que celui qu’il faut pour lire ces phrases.
Je remonte l’escalier, pousse la porte avec l’épaule et répète mot pour mot la phrase de Pascale sur les époux.
Nous nous prenons tous dans les bras. Les enfants qui vivent à Lausanne et à Londres ne sont pas joignables, je ne leur laisse pas de message. Véga m’emmène au parc. Nous marchons très vite dans la pénombre, nous nous arrêtons très vite aussi, Véga vomit au pied d’un arbuste. Les maisons sont sans volets. On distingue nettement les gens derrière les vitres. Il y en a deux qui s’embrassent, debout dans leur chambre. La voiture de sport est garée devant. Le téléphone nous interrompt. C’est le livreur pour notre commande de fruits et légumes, il ne trouvait pas notre porte, il a déposé la boîte dans une rue voisine, il me donne une adresse que je comprends mal. Je lui demande de répéter. Il a raccroché. Véga rit. L’adresse n’est pas si voisine. Je ris aussi. Nous partons en voiture. La boîte nous attend au pied d’un immeuble. Alors que je tourne sur notre rue, Véga saisit le volant, un vélo rase le capot avant, le cycliste nous fait un bras d’honneur et hurle des propos que je n’imagine pas aimables, j’ai oublié de marquer le stop.
Retour au présent du deux octobre 2020 : Il est six heures trente-cinq.
Je referme les archives en ligne du quotidien Le Monde, ce qui m’amène aux inévitables titres du jour : « Donald Trump, testé positif au COVID-19, se met en quarantaine. » Ma réaction immédiate est : Ce n’est pas vrai. Dernière fake news relevant de sa tactique électorale après un débat avec le candidat démocrate qualifié de désastreux. Il n’aura plus à affronter son adversaire. Pendant des mois, j’ai été incapable de m’arrêter sur ce vingt-sept mars, me détournant vers les informations à l’excès du Monde et de tous les médias. Je suis blasé et saturé. Mes jambes trépignent d’impatience, ce qui est très inhabituel quand je suis éveillé.
Je me prépare pour sortir dans le froid avec de la musique.
Je parcours mes titres favoris, je n’écoute jamais ceux d’Alain Souchon depuis la cérémonie d’enterrement. Son chanteur chéri s’était imposé à mes sœurs et à moi pour la clore. Elle m’avait offert plusieurs de ses enregistrements à l’époque des CD, deux coffrets, un bleu et un rouge, je les avais négligemment rangés en bas de la bibliothèque. Sa voix a résonné le neuf avril, jour anniversaire cette fois-ci de sa fille aînée, Pascale, dans l’église qui a reçu cinq personnes conformément au décret limitant les rassemblements pendant le confinement (mes deux sœurs et trois de leurs quatre enfants). La chanson Presque a été entendue via Facebook live par les autres petits-enfants à Londres et à Lausanne, par nous à Montréal à 4 h 30 sur le minuscule ordinateur de onze pouces autour duquel nous nous sommes rassemblés. Puis nous avons effectué un grand nombre de tours du parc carré en attendant le jour.
Dans le parc ce matin du deux octobre, je reçois un message de Pascale : Ça y est. La rencontre chez le notaire est terminée. La maison appartient dorénavant au couple qui avait été enthousiasmé dès la première visite. Elle est en de bonnes mains, je crois. Ils sont partis ouvrir ses volets.
J’écoute Presque entre les arbres rougissants. Des millions de feuilles mortes jonchent le sol. Il n’y a pas de lumière dans les maisons. Le ciel s’éclaircit, une étoile scintille encore. Elle murmure là-haut, tout là-haut, le refrain :
C’est presque toi, presque moi
Ces amoureux dans la cour
C’est presque nous, presque vous
C’est presque l’amour
C’est presque toi, presque moi
Il y a quelques années, un ami, que je n’avais jamais connu qu’en tant qu’écrivain, a publié une photo de pain fraichement sorti du four.
Les miches étaient dorées et fermes, le contraste était frappant avec le commentaire où l’écrivain déclarait que le pain était la manifestation physique de sa procrastination. Le pain était la honte. Le pain était une autoflagellation. Le pain était le confessionnal moderne, humide et moisi, même si, à première vue, il avait juste l’air délicieux. J’étais, à cette époque, embourbée dans mes propres hontes d’écriture, et le pain m’inspirait un profond sentiment d’inadéquation. J’ai écrit une blague provocante :
J’allais faire plusieurs versions de cette blague au fil des ans. Netflix, c’est écrire ! ai-je dit. Ou encore : Les cocktails, c’est écrire ! Les photos de mon chat, c’est écrire ! À un certain moment, les points d’exclamation et l’ironie ont disparu. Les fleurs, c’est écrire. Les bains, c’est écrire. Ne rien faire, c’est écrire.
Il y a deux semaines, j’avais l’intention d’écrire une méticuleuse newsletter sur l’art de l’écriture. Je me sentais prête pour la tâche étant donné mon expérience récente à orchestrer la publication d’un livre. J’étais passée au travers des innombrables brouillons, j’avais jonglé avec les horaires, les étapes et les feuilles de calcul. J’en étais sortie avec une boite à outils dont j’étais plutôt fière. Ceci est le marteau que j’utilise pour la révision. Ceci est le ciseau avec lequel je façonne les scènes. Ceci est le logiciel de son que j’utilise pour me rejouer les phrases afin d’examiner leurs qualités sonores.
Ça, c’était il y a deux semaines. Mes outils ressemblent maintenant à des jouets d’enfant ridiculement inappropriés à l’échelle du moment. Un tremblement de terre a grondé en moi à chaque vague de nouvelles, et il m’est impossible d’affronter les décombres avec un ciseau ou avec de l’Audace. Le métier et les outils sont inadaptés. Je me tiens — comme plusieurs d’entre nous — face à la montagne qu’est le deuil.
Je vous le dis, cette montagne n’est pas insurmontable. Je l’ai déjà traversée. J’avais vingt-deux ans quand mon père est mort et, à ce moment-là, comme aujourd’hui, je voulais être en contrôle. J’ai perdu un nombre d’heures incalculable à lire de mauvais articles sur les étapes du deuil. J’ai perdu encore plus d’heures à essayer d’écrire sur mon père. Les deux obsessions découlaient de la même zone reptilienne de mon cerveau qui essayait de se cacher sous l’illusion d’une structure, qui se sabordait après tout élan. Étapes, paragraphes, esquisses — je voulais être rassurée, savoir que le deuil possédait une carte que je pourrais suivre.
Je suis désolée de vous dire qu’écrire ne vous fera pas échapper au deuil. Vouloir, ce n’est pas pouvoir. Si seulement on pouvait transformer nos phrases et nos syllabes, nos puissantes métaphores et nos moteurs à intrigues en machines, en blindés qui nous permettraient de traverser la sauvagerie du deuil et nous mèneraient, intacts, de l’autre côté. Deux fois dans ma vie, j’ai tenté de me blinder par l’écriture parce que l’écriture était ma manière de donner un sens au monde. Deux fois j’ai serré les dents à la mort d’un être aimé et j’ai rédigé de mauvaises pages en retour. J’essayais de forcer le sens alors qu’il n’y en avait pas, j’étais trop proche pour le sens.
C’est vraiment dommage que lorsque nous disons « écrire », nous ne pensons qu’au fait de coucher les mots sur la page. C’est tellement ennuyeux. Tellement étroit.
Imaginez ceci :
C’était il y a un an et nous étions encore en train de serrer nos amis dans nos bras, de nous balancer en masses aux poteaux des métros, de nous arrêter pour des happy hours baignés de lumière dorée à l’extérieur des cafés où nous léchions la nourriture sur nos doigts et où nous riions à gorge déployée sans jamais désinfecter nos mains.
Un soir, après une journée exactement comme ça, j’ai écrit un courriel à une amie. Je lui ai raconté ma vie, j’ai pris des nouvelles de la sienne. Je lui ai demandé comment allaient son amant, son travail, sa santé. Nous ne nous étions pas écrit depuis des mois alors, au fur et à mesure que je lui écrivais, j’avais l’impression que mes muscles raidis se réchauffaient. Ce n’est qu’à la toute fin, quand je me suis sentie assez sensible, que je lui ai écrit « j’espère que l’écriture se passe bien ».
Pour un lecteur externe, cette affirmation pourrait sembler bien froide. Pour les écrivains, c’est tout sauf ça. Quand je dis j’espère que l’écriture se passe bien, je suis en train de dire j’espère que tu es capable d’accéder à la part la plus vraie de toi-même ; je suis en train de dire j’espère que tu te sens intensément vivante et excitée par les possibilités; je suis en train de dire j’espère que tu te sens humaine.
Nous arrivons à la page d’écriture quand nous nous retournons pour faire face à la montagne et que nous nous retrouvons assez loin pour apercevoir la forme de ce qui semblait insaisissable à partir du sommet. Alors on peut respirer et se reposer ; alors on peut apprécier le charme de la lune et des syllabes. On peut alors sortir son ciseau et son marteau, qui n’ont d’ailleurs jamais été perdus ; on a tout le temps du monde pour réaliser, en miniature, une œuvre d’art qui captera la sauvagerie de notre deuil. D’ici là, on a le droit d’être fatigué, on a le droit d’avoir mal aux pieds et mal au cœur, on a le droit de déposer son crayon et de se concentrer sur sa survie. Je vous le dis, j’espère que l’écriture se passe bien. Je veux dire par là :
Marcher, c’est écrire. Pleurer, c’est écrire. Parler à un parent dont on craint pour la santé, c’est écrire. Cuisiner, c’est écrire. Rester prostré sur le tapis et regarder les lamelles de lumière sur le mur, c’est écrire. La main de votre amour dans la vôtre, c’est écrire. Votre chien, c’est écrire. J’ai connu des années pendant lesquelles je ne pouvais pas saisir la forme de ma vie ou aligner une bonne phrase, et j’ai eu un été pendant lequel, après un délai de trois ans, la brume s’était levée sous un nouveau climat et où j’ai pu soudainement écrire sur mon père. Ne forcez pas les mots. Ils vont venir à vous comme de vieux amis. Vous n’avez pas à marcher à genoux/pour des centaines de kilomètres1. Si vous êtes en deuil, je vous donne la permission d’écrire de la meilleure façon qui vous soit possible — c’est-à-dire de vivre.
Ce texte a d’abord été rédigé pour la newsletter « Craft of Writing » du site Web Literary Hub où on peut trouver le texte original.
Extrait du poème Wild Geese (Les oies sauvages) de Mary Oliver. ↩︎
Nina Berkson a travaillé pendant plus de trente ans comme illustratrice pour des clients dans toute l’Amérique du Nord, tels que Vanity Fair, Clin d’œil, Postes Canada, Gourmet Magazine Cookbooks et la maison d’édition Random House New York. Elle a ensuite travaillé comme conseillère artistique pour des collectionneurs privés dans les marchés de l’art contemporain au Canada et à l’international. Elle revient maintenant à ses premiers amours : le portrait et la peinture.
Lucie Bourassa s’est mise à la photographie en 2005, activité qu’elle mène depuis lors en parallèle avec sa carrière de professeure de littérature à l’Université de Montréal. Sa démarche photographique est surtout intuitive : elle procède de l’exploration et de la découverte, d’un rapport étroit entre le regard et le visible, médiatisé par l’appareil photo. Cette démarche est aussi technique puisque l’appareil est agent de trouvailles : il capte ce qu’autrement on ne verrait pas, même qu’il invente en partie une image pourtant tirée du réel. Outre un site Web, Lumières d’encre, en développement, et quelques images dans des revues, Lucie Bourassa a surtout publié ses photographies sur le Web (Flickr, Facebook).
Dans son travail de professeure et de chercheure, elle s’intéresse à la poésie, au rythme, à la temporalité, à la traduction, aux théories du langage en lien avec les formes poétiques ainsi qu’à Wilhelm von Humboldt.
Poète, romancière, essayiste, née à Montréal. Depuis 1965, Nicole Brossard a publié plus de trente livres dont Le désert mauve, Installations, La lettre aérienne, Ardeur. Ses livres sont traduits dans de nombreuses langues. Ses écrits ont influencé toute une génération.
Nicole Brossard a été cofondatrice de la revue littéraire La Barre du Jour, du journal féministe Les Têtes de Pioche, co-auteure de l’Anthologie de la poésie des femmes au Québec et du film Some American Feminists. Elle a aussi fait partie du collectif de la pièce La nef des sorcières.
Lauréate de plusieurs prix littéraires dont le prix du Gouverneur général (1974, 1984), le prix Athanase-David, le prix Molson du Conseil des Arts du Canada et le Prix international de littérature française Benjamin Fondane, elle est membre de l’Académie des Lettres du Québec, officier de l’Ordre du Canada, chevalière de l’Ordre national du Québec et compagne de l’Ordre des arts et des lettres du Québec. En 2018, elle reçoit le prix Violet (LGBT) du Festival Metropolis bleu et, en 2019, le prix Griffin pour l’ensemble de son œuvre.
Ses plus récentes publications sont : Lumière fragment d’envers, Temps qui installe les miroirs, Et me voici soudain en train de refaire le monde. Son plus récent livre, paru en septembre 2020, est Avant Desire : a Nicole Brossard reader (une anthologie préparée par Sina Queyras, Erin Wunker et Geneviève Robichaud).
Daniel Canty est écrivain, etc. Auparavant, il voyageait beaucoup. Il marche toujours autant, et n’en écrit pas moins.
Les textes publiés dans Le Novendécaméron sont des extraits de La somme des pas perdus dont l’intégralité peut être trouvée ici : https://lasommedespasperdus.com
Né à Macau, Wah Wing Chan a suivi sa famille à Montréal au début des années 70. Formé à l’université Concordia, d’abord en dessin et en gravure, puis dans les arts de l’impression, il est un membre actif du centre d’artistes L’Atelier Circulaire depuis l’an 2000. Il s’intéresse aux marques gestuelles, aux textures et aux formes des imprimés dans les environnements urbains. On trouve ces œuvres dans des collections privées et publiques au Canada, en Chine, en Inde, au Portugal et en Suisse et en Norvège.
Carine Chichereau est une traductrice parisienne, originaire de Bretagne, qui a publié près d’une centaine de traductions (Joseph O’Connor, Lauren Groff, Julie Otsuka, Jane Smiley, etc.). Elle traduit des auteurs et autrices de différents pays (Irlande, États-Unis, Grande Bretagne, Australie, Ghana, Nigéria, Trinidad, Inde) pour toutes sortes de maisons d’édition (L’Olivier, Rivages, Stock, Belfond, Grasset, Les Escales). Elle écrit depuis toujours, et c’est l’écriture qui l’a menée sur les chemins de la traduction, qu’elle considère comme un apprentissage du métier d’écrivaine. Après avoir cessé d’écrire pendant de nombreuses années, c’est son séjour en immersion au Centre international de traduction littéraire de Banff, en Alberta, qui l’a convaincue de reprendre la plume. Depuis, elle a écrit un roman (non-publié) et travaille au suivant.
Marie Céhère vit entre Paris, Lausanne et Budapest. Après avoir publié un essai sur Brigitte Bardot (2016) et un roman d’apprentissage (Les Petits Poissons, 2017), elle travaille comme journaliste et responsable d’édition pour le média suisse romand Bon Pour La Tête, et comme contributrice pour quelques autres publications françaises.
Alexander Dickow est poète, romancier, chercheur et traducteur. Il travaille en anglais et en français. Il est Associate professor of French à Virginia Tech. En 2021, il a publié un recueil de fragments critiques sur l’art, Déblais (Louise Bottu) ainsi qu’un roman, Le Premier Souper (La Volte).
Membre de la profession médicale, Patrick Froehlich a vécu à Lyon, à Bruxelles, il est installé à Montréal. Il a publié six livres : Le Toison (Le Seuil, coll. Fiction & Cie, 2006), L’enfant secoué et La voix de Paola (publie.net 2008 et 2009), et un triptyque, Corps étrangers dont le dernier volume, La minute bleue, a paru en 2020 (Les Allusifs).
Poète et autrice multimédia, Laure Gauthier conçoit ses textes comme des espaces de vigilance poétique et politique. Elle y interroge à la fois la place de la sensibilité, notamment de la voix et du toucher, dans un monde ultrarationnalisé et la place du document et de l’archive dans l’expérience de la violence individuelle et politique. Elle a publié récemment kaspar de pierre (La lettre volée, 2017) et je neige (entre les mots de villon), LansKine, 2018 et l’album transpoétique (CD-livre-livret) éclectiques cités (Collectif Acédie58) en mars 2021. En septembre 2021 sort chez LansKine les corps caverneux.
Éléonore Goldberg est cinéaste d’animation, auteure et bédéiste franco-canadienne. Née en France, elle vit aujourd’hui au Québec. Elle a réalisé les courts-métrages Errance (2013), Mon yiddish papi (2017) et La saison des hibiscus (2020) qui vient d’être choisi comme finaliste pour un prix Iris dans la catégorie Meilleur court-métrage d’animation. Elle a illustré le roman graphique La Demoiselle en blanc (2016, Éditions Mécanique générale) et écrit le roman Maisons fauves (2019, Éditions Triptyque). Elle enseigne également le dessin, l’animation et l’illustration depuis 2013.
Robert Hébert est écrivain et philosophe expérimental. Il a publié récemment Derniers tabous (Nota bene, 2015), Monsieur Rhésus (Nota bene, 2019) et son onzième ouvrage, Coulisses (La Compagnie à Numéro, 2020).
Sophie Jodoin est une artiste visuelle qui interroge les manifestations du féminin, de l’intime, de la perte, de l’absence et du langage. Son œuvre, hybride, mêle dessin, collage, texte, objet trouvé, installation et vidéo. Elle vit et travaille à Montréal.
Encore tout enfant, j’admirais le forçat intraitable sur qui se referme toujours le bagne ; je visitais les auberges et les garnis qu’il aurait sacrés par son séjour ; je voyais avec son idée le ciel bleu et le travail fleuri de la campagne ; je flairais sa fatalité dans les villes.
Emmanuel Kattan est le directeur du Programme Alliance à l’Université Columbia, une initiative visant à créer des partenariats de recherche et d’enseignement entre Sciences Po, Paris 1 Panthéon Sorbonne, l’École Polytechnique et l’Université Columbia. Emmanuel a été le directeur du British Council à New York, directeur des communications à l’Alliance des Civilisations (Nations Unies) et conseiller auprès du secrétaire général du Commonwealth à Londres. Il a commencé sa carrière à la Délégation générale du Québec au Royaume-Uni. Né à Montréal, Emmanuel a étudié à l’Université de Montréal et à Oxford, en tant que Rhodes Scholar. Il a obtenu un doctorat en philosophie de l’École des hautes études en sciences sociales à Paris. Il est l’auteur de cinq livres : un essai sur le devoir de mémoire et quatre romans. Son plus récent, L’attrapeur d’âmes, est paru aux éditions Leméac en 2019.
Claude La Charité est professeur de lettres à l’Université du Québec à Rimouski. Aux Éditions de L’instant même, il a publié, en 2015, La pharmacie à livres et autres remèdes contre l’oubli, une autofiction teintée d’humanisme et d’humour noir, et, en 2018, Le meilleur dernier roman, une satire douce-amère du milieu universitaire et littéraire. Son deuxième roman Autopsie de Charles Amand est paru en 2021 chez le même éditeur.
Écrivaine et professeure de lettres à l’Université du Québec à Rimouski (UQAR), Kateri Lemmens a vu certains de ses travaux littéraires (essais, poésies, fictions, traductions) publiés et parfois primés au Québec, au Moyen-Orient et en Europe (Concours de poésie de l’Université Paris-Sorbonne, Prix du jeune écrivain francophone, Concours de L’Agence Québec Wallonie-Bruxelles pour la jeunesse, concours de l’Office Franco-Québécois pour la jeunesse ; revues Moebius, Triptyque, Estuaire, Contre-Jour, etc.). Son premier recueil de poésie, Quelques éclats, finaliste du prix Émile-Nelligan, a paru aux éditions du Noroît au printemps 2007 et son premier roman, Retour à Sand Hill, aux éditions La Valette en 2014. En 2015, elle a fait paraître un essai intitulé Nihilisme et création. Lectures de Nietzsche, Musil, Kundera, Aquin aux Presses de l’Université Laval. Elle a récemment fait paraître Que sait la littérature (un collectif dirigé avec Normand Baillargeon, Leméac, 2019), Explorer, créer, bouleverser un collectif dirigé avec Alice Bergeron et Guillaume Dufour-Morin (Nota Bene, 2019) et un recueil de poésies : Passer l’hiver (Noroît, 2020).
Marcher, photographier, dessiner, cartographier : le travail de Carole Lévesque s’investit dans des démarches longues et lentes pour explorer les formes de représentation du territoire urbain, ses temporalités et ses usages. Co-fondatrice du Bureau d’étude de pratiques indisciplinées et membre chercheure au CELAT, elle place les questions en marge, les détournements et le croisement des méthodes au cœur de ses investigations. Elle détient un doctorat en aménagement, histoire et théorie de l’architecture ainsi qu’une maîtrise professionnelle en architecture. Elle est professeure à l’École de design de l’UQAM où elle enseigne la théorie et les pratiques du design.
Originaire de Rexton, au Nouveau-Brunswick, Sonya Malaborza a fait un grand détour vers Toronto, puis Moncton, avant de s’installer à quelques kilomètres du village qui l’a vue grandir. Tour à tour lectrice, traductrice et incubatrice d’idées, Sonya prend plaisir à accompagner des auteurs·trices dans l’exercice de leur profession, notamment pour la revue Ancrages, où elle contribue, depuis 2017, à l’édition des contenus. À ce titre, elle travaille également aux Éditions Prise de parole comme conseillère littéraire pour les provinces de l’Atlantique.
Ces jours-ci, Sonya se consacre entre autres à la traduction de poèmes et d’essais de l’écrivain et traducteur vénézuélien Adalber Salas Hernández, de même qu’à un projet de théâtre autour de la figure de Phèdre (Échos de Phèdre : les fondements de la rage) avec la compagnie Inter Arts Matrix.
L’accoucheuse de Scots Bay, sa traduction du roman à succès The Birth House d’Ami McKay, est parue en 2020 aux Éditions Prise de parole et lui a valu une nomination aux Prix littéraires du Gouverneur général dans la catégorie traduction.
Catherine Morency est poète (Les impulsions orphelines, Sans Ouranos, Les musées de l’air) et essayiste (Poétique de l’émergence et des commencements, Marie Chouinard chorégraphe, L’atelier de L’âge de la parole. Poétique du recueil chez Roland Giguère). Elle occupe le poste de professeure en création littéraire et littérature québécoise à l’Université du Québec à Chicoutimi.
Katharina Niemeyer est professeure à l’École des médias (UQAM) et directrice du CELAT-UQAM (Centre de recherche Cultures-Arts-Sociétés). Elle est membre associée du CRICIS (Centre de recherche interuniversitaire sur la communication, l’information et la société) à l’UQAM et co-fondatrice de l’International Media and Nostalgia Network. Ses travaux de recherche portent sur le lien entre médias (numériques), mémoire et histoire, et se concentrent sur la constitution de la mémoire sociale (et celle du futur) et les façons d’écrire l’histoire par, via et avec les technologies des médias au sens large du terme. Elle a récemment publié et codirigé l’ouvrage Nostalgies contemporaines. Médias, cultures et technologies, paru en 2021 au Presses Universitaires du Septentrion.
Élisabeth Recurt est critique d’art et professeure en histoire de l’art/arts visuels. Elle a renoué avec l’écriture fictive qui était à la base de ses performances alors qu’elle avait une pratique artistique multidisciplinaire. Ses textes (récits, nouvelles, poésie) explorent l’appartenance à un territoire mental tout autant que physique à travers une quête d’identité initiée par l’exil.
Chantal Ringuet écrit de la prose et de la poésie. Docteure en lettres, elle poursuit un parcours en recherche-création et en traduction littéraire.
Son univers se déploie entre archives visuelles et sonores, écritures et traces. Elle traduit certaines voix singulières de la littérature mondiale et de l’art moderne (dont Marc Chagall et Rachel Korn), tout en jetant quelques éclats de lumière sur l’œuvre de Leonard Cohen. Le yiddish est sa galaxie. Elle construit une forêt en diaspora.
En 2019, elle a inauguré la résidence en création littéraire de Reykjavik, ville de littérature de l’UNESCO. Elle est membre associée au CÉLAT-UQÀM et membre de l’Association des traductrices et traducteurs littéraires du Canada (ATTLC). Elle a publié plusieurs ouvrages, dont Duetto Leonard Cohen (Éditions Nouvelles Lectures, 2019) et, plus récemment, Forêt en chambre (Éditions du Noroît, 2022).
Née à Montréal, Hélène Rioux a publié dix romans, des recueils de nouvelles, des récits et de la poésie. Traductrice littéraire, elle a traduit plus d’une soixantaine d’ouvrages de l’anglais et de l’espagnol vers le français ainsi que des livres et des albums pour les enfants. Six fois finaliste au Prix du Gouverneur général du Canada, elle a reçu le Prix France-Québec et le prix Ringuet de l’Académie des lettres du Québec pour Mercredi soir au Bout du monde, le Grand Prix littéraire du Journal de Montréal et le Prix de la Société des Écrivains canadiens pour Chambre avec baignoire, et le Prix QSPELL de la traduction pour Self d’Yann Martel. Membre du collectif de rédaction de la revue XYZ, elle a également tenu une chronique sur la traduction littéraire dans la revue Lettres québécoises de 1999 à 2018. Ses romans sont traduits en anglais, en espagnol et en bulgare.
Poète et traducteur, Pierre Troullier a publié depuis 2008 dans diverses maisons d’édition et au sein de multiples revues. Il s’intéresse principalement à la manière dont l’héritage laissé par les traditions poétiques résonne dans notre contemporanéité. À ce titre, l’intertexte, la parodie ou l’apocryphe sont des jeux qu’il pratique volontiers. La traduction s’inscrit dans ce cadre. En 2017, notamment, il a édité, traduit et annoté les recueils de poèmes de James Joyce (Paris: La Différence, coll. « Orphée »). Les réseaux sociaux, enfin, constituent un dernier champ d’expérimentation : sous le pseudonyme de Le Poète Runner, il tente de cultiver la poétique du « Piéton de Paris » à l’ère du running. Il observe la ville, chante ses murs et dit ses silences. Vous le retrouverez sur Facebook, sur Instagram et sur Strava.
Élise Turcotte est tout à la fois poète, nouvelliste et romancière. Elle est l’auteure de nombreux recueils de poésie dont Sombre ménagerie, Ce qu’elle voit, Piano mélancolique et La forme du jour. Ses romans, parmi lesquels Le bruit des choses vivantes, La maison étrangère, Le parfum de la tubéreuse et plus récemment L’apparition du chevreuil (publié au Québec en 2019 et en France en 2020), ont tous été salués par la critique et ont trouvé de nombreux lecteurs. Elle écrit aussi pour la jeunesse. Plusieurs de ses livres sont traduits en anglais, en arabe, en espagnol et en catalan. Elle vit à Montréal.
Jean-François Vallée est professeur de lettres au Collège de Maisonneuve, et chercheur au pays des acronymes (GREN, CIREM 16-18, CRIHN et CRIalt). Ses travaux portent sur les littératures prémoderne et moderne, les humanités numériques, l’intermédialité et l’écologie des médias. Il vient de publier une édition numérique d’un dialogue satirique de la Renaissance, le Cymbalum mundi (anonyme, Paris, 1537).
Il a fallu une pandémie planétaire pour le pousser à lancer l’aventure du Novendécaméron avec Chantal Ringuet afin d’y livrer sa propre marchandise littéraire.
Née à Pékin, mais principalement un artefact des États-Unis, C Pam Zhang a vécu dans treize villes de quatre pays et elle se cherche toujours un chez-soi. Elle a reçu le soutien de Tin House, Bread Loaf, Aspen Words et d’autres organismes, et elle vit actuellement à San Francisco. Son premier roman, How Much of These Hills is Gold, a été publié par Riverhead Books en 2020 et s’est retrouvé sur la liste longue du Booker Prize 2020.